Les 1001 lectures de Joël GLAZIOU
Depuis la création de la
rubrique intitulée le « Nouvellaire » dans la revue HARFANG, Joël
GLAZIOU s’est donné comme objectif de rendre compte en priorité des recueils de
nouvelles, mais aussi des romans et des essais parus ces dernières années. Simples
notes de lectures, brefs comptes-rendus, chroniques, analyses ou articles
critiques, ils sont classés ci-dessous dans l’ordre alphabétique des auteurs
(Anthologies
et ouvrages collectifs étant classés en fin de liste)
Mère est formidable, Henri Alloy, La Tour d’Oysel, 248 pages
En maître cuisinier de la
nouvelle, H. Alloy a su concocter
un recueil où chaque texte apporte une subtile variation au bouquet final.
Entre Soupe au lard
et Miroton de Saint Jacques aux cèpes (paru dans Harfang n°18), il fait
d’abord mijoter le lecteur dans de sombres histoires d’hommes ou de femmes
perdus dans les méandres d’une vie ordinaire, cadre modèle, employé
banal ou petit fonctionnaire.
Puis toute son habileté est
d’ajouter discrètement un petit détail qui vient épicer le tout : il
s’agit souvent d’un mot banal, d’un geste passé inaperçu, mais c’est presque
toujours le « détail qui tue »… la question que la charmante conquête
pose au Rémouleur, le bouton de la minuterie sur lequel les deux amants
appuient dans Le baiser…
Enfin c’est avec un art
consommé de la chute, vous savez, ce tour de main final si apprécié dans la nouvelle
cuisine française, que l’auteur présente son travail et invite le lecteur à se
mettre à table…
À déguster sans
modération !
in Harfang N° 22
Jessica regarde trop la télévision, Henri ALLOY, La Tour d'Oysel, 208 pages
On commence par sourire
quand Michel rencontre Dieu, pour un « goûter » mémorable le
lundi 16 juin 2003 ! On grince un peu des dents en constatant que Jessica
regarde trop la télévision… mais c’est banal et c’est ce que font des
millions de nos contemporains. On s’inquiète un peu plus quand Michel, parti
avec La liste des courses, devient un assassin en surprenant sa femme
Isabelle en compagnie du responsable de la grande surface… Mais que dire de
Léon, terré dans sa bibliothèque au milieu des livres, qui dévore dix nouvelles
par jour ? Sans doute aurait-il mieux fait de regarder un peu plus la
télévision !
S’en prenant à toutes les
dérives d’une société de consommation, qu’elle soit alimentaire, médiatique ou
culturelle, H. Alloy nous rappelle
aussi tous les dangers d’une surconsommation livresque… Alors, un bon conseil,
il faut lire avec modération : une nouvelle, ça va, mais…
Le bleu des voix, Brigitte Aubonnet, Le Bruit des autres, 176 pages
Au fil de ce recueil,
B. Aubonnet nous parle avec
beaucoup de tact et de délicatesse d’êtres brisés dans leur chair, souvent
murés dans leur silence et parfois rejetés, sans pouvoir communiquer avec leur
entourage.
Il y a ceux que les
mots rongent de l’intérieur, comme ce père qui crie et frappe Séverine avant
d’être opéré et de perdre définitivement sa voix ; comme Sébastien dont la
plume déforme les mots qu’il entend pourtant… ou comme Sarah qui à plus de
cinquante ans « ne sait plus parler, ne peut plus exprimer ses désirs,
ne peut plus manger seule ».
Mais il y a aussi
ceux qui en perdant leur voix, trouvent une nouvelle voie, grâce
aux mots. Alors, aux grands maux, les petits mots sont les meilleurs
remèdes ! Les mots manquent, les mots fuient, mais tous les moyens sont
bons pour répondre à la nécessité humaine de communication. Hervé déclarera son
amour en écrivant sur le bout des doigts… Sylvie reconnaîtra qu’Éric savait lui
« parler sans dire un mot ». Enfin, Baptiste qui « a
eu tant de mal à prononcer son prénom », incompris par son frère,
rejeté par ses parents qui ne répondent plus à ses questions, trouvera le moyen
de leur dire qui il est… en leur offrant des « préservatifs
usagés » comme cadeaux de Noël !
Au final, B. Aubonnet nous rappelle à travers ces
treize histoires pleines de sensibilité une chose simple mais
essentielle : l’homme ne serait rien sans cette nécessaire… et difficile
capacité d’expression et de communication.
in Harfang N° 26
La part du diable, Michel Baglin,
Le Bruit des autres, 208 pages
Contrairement à H. Montheillet
qui, en son temps, avait
signé un polar intitulé La part des anges
(bien documenté sur le cognac, sa consommation et son évaporation !),
M. Baglin ouvre son recueil avec
une nouvelle intitulée « la part du
diable » où un soir de festival du polar à Cognac, on retrouve le
cadavre d’un commissaire !
Dans les 13 nouvelles de ce recueil, le diable semble
brouiller les cartes du réel… à travers des personnages qui sont comme frappés
par un excès de naïveté (celle d’Henri Duparc, « maître des chariots » brave et zélé), de folie (« la sirène de minuit » sortie
d’un hôpital psychiatrique) ou d’alcool (« l’alcool
est un facteur de langage » disait Bachelard. Un beau prétexte dans « La beauté du geste »). Au
détour d’un mot (la confusion entre « peau
pourrie » et « pot-pourri »
conduit au meurtre !), d’une phrase, d’une situation (l’enchaînement
surréaliste des faits dans « une
orchidée dans le potage »), il vient perturber l’ordre des choses, la
logique des hommes bien-pensants ainsi que des policiers, enquêteurs et autres
détectives et créé finalement la surprise pour le lecteur.
Ce dernier, attablé à la terrasse d’un café devant un
petit noir bien tassé et un verre de cognac, se dira finalement que la part du diable vaut bien la part des anges !
Attention chaud devant, Christiane Baroche, Transbordeurs, 180 pages
« Attention chaud
devant »…
Le lecteur est ainsi prévenu dès le titre et la page de couverture où figure un
panneau « Danger ». Passé cet avertissement liminaire, C. Baroche n’y va pas par quatre chemins
pour dresser l’état des lieux des perversités féminines et pour faire parler
les femmes de tout, de la vie, des corps, de l’amour, du désir et du sexe…
Comme dans la prière de cette femme qui rencontre enfin l’homme de sa vie à… 97
ans : « Bah oui je cause du sexe, n’ayons pas peur des
mots ! ». Car il ne s’agit pas de tourner autour du pot et de
finasser avec la queue du chat, quand il s’agit de parler… de chatte et de
queue ! Aucune grossièreté pourtant, mais plutôt la finesse des
sous-entendus. Et au-delà des constats crus ou iconoclastes, la drôlerie des
réparties et même la tendresse de certaines situations!
Crudité et cruauté de celle
qui supplie « Vicomte, appelez-moi salope ! » (p. 7) ou
de cette Comtessina qui rappelle que « les femmes on les prend par tous
les bords mon gars à part les narines et les oreilles ! (p. 88) tout
en révélant la « vraie volupté » à deux générations de machos
qui confondent « le soulagement du sexe avec les exigences du
cœur » (p. 92) !
Le constat se fait
iconoclaste en montrant les dessous d’un pèlerinage à Lourdes, quand l’abbé
Cédaire (sic) renvoie à la fois le petit Moreau dont la sexualité précoce se
révèle dans le TGV et Aimée Trousse (sic) qui, à 66 ans, est « ressaisie
par la grâce depuis sa ménopause » (p. 44).
Cocasse quand il s’agit de
montrer les dessous d’un « coquetaile » au Ministère se
terminant dans les toilettes ou d’un colloque littéraire où une « main
aux fesses » dans un ascenseur révèle à la fois la fracture sociale et
un escroc aux bonnes manières et au cœur tendre. On est loin des « situations
à la Feydeau… qui se démode » (p. 127).
Tendre enfin, quand la
rêverie se fait poétique à Venise dans « Femme, ville ouverte »
(quel programme !) et qu’une femme tombe amoureuse de tableaux et statues
du fameux Giacomo Casanova en se demandant « Que pensent les statues
qu’on baise » (p. 170) ?
Un ton juste et drôle pour
faire parler les femmes et non pour parler des femmes. Un recueil salutaire qui
fait souffler un vent frais loin des discours socialement corrects et convenus.
in Harfang N° 31
Le neuvième jour, Christiane Baroche,
Rhubarbe, 64 pages
De quoi s’agit-il ? D’un vieux misanthrope,
Abram, qui vit retiré sur le Causse et qui ainsi survit à une apocalypse
moderne avec sa chienne et ses brebis. Dans un monde désert semé de cadavres,
il va rencontrer l’unique survivante, une « Ève » qui squatte dans un
supermarché vide et qui s’appelle… Sara !
Ces deux là, malgré leur âge avancé, vont-ils refaire
l’histoire et le monde sous le regard amusé des dieux ? ou bien vont-ils
raisonner, réfléchir à l’histoire connue à l’avance et sans issue de toute
humanité et jouer enfin de leur « libre-arbitre ?
Voilà le dilemme qu’aura à résoudre le dernier couple
de l’histoire de l’humanité… Espérons que la lecture de ce conte sera une aide
à la décision.
Gérard Bastide, publié dans notre revue et
primé en 2000 et 2004, a mis sa plume à la disposition de l’association
« Patanarès » qui lutte dans le Haut-Languedoc contre un projet de
décharge géante à Riols (34). Cet ouvrage militant alterne la révolte et
l’humour, le réel et la fiction, les chroniques et les
« éco-nouvelles » où l’air vicié, les eaux empoisonnées, les sols
contaminés, la pollution triomphante sont les véritables personnages !
Ainsi la nouvelle est-elle
aussi une littérature d’urgence qui vient, par le biais de la fiction, prêter
main forte au réel ! Mais aujourd’hui l’urgence est grande quand une
« nouvelle d’éco-fiction ou d’anticipation environnementale », telle « la
catastrophe de Talignan » écrite il y a quelques années, est
aujourd’hui dépassée par la réalité !
in Harfang N° 30
En 2000, X. Bazot
s’interrogeait dans une petite brochure (éditée par le Centre régional de
Franche-Comté) à propos des résidences d’écrivain : Où habiter ? où
écrire ?
Au bord
semble être la réponse apportée par l’écrivain. En effet, les personnages des
trois récits qui composent ce volume ont en commun de ne pas avoir de lieu fixe
d’habitation. “ Hommes au bord de la
mer ”, vagabonds, errants, ils sont de passage dans un atelier
d’Emmaüs (“ Notre errance ”)
ou dans un hôpital de jour (“ Pavillon
noir ”). Leur errance n’est pas un choix, mais le résultat des fêlures
de leur personnalité, des cassures de leur histoire sociale : un lieu fixe
d’habitation, un lien affectif stable leur semblent insupportables… X. Bazot brosse là une galerie de portraits
de tous ceux qui sont ballottés entre rejet et intégration, entre terre et mer,
en ces laisses de mer, ces estrans où ils se sentent éternellement étrangers.
Au bord
caractérise aussi les choix d’écriture de X. Bazot :
ainsi pour être au plus près des êtres qu’il décrit, la phrase est toujours au
bord de la rupture syntaxique, entre prose et poésie. Et si le projet même est
de parler de soi en parlant des autres, c’est sans tomber dans la confession ni
l’autofiction.
Finalement, ce qui caractérise l’œuvre de X. Bazot, depuis Un fraisier pour le dimanche
où il parlait de ses souvenirs d’enfance dans la pâtisserie paternelle ou Stabat
Mater où il faisait le deuil d’un enfant mort, c’est ce travail
exigeant sur soi et sur la langue.
in Harfang N° 21
Camps volants, Xavier Bazot, Éditions Champ Vallon, 160 pages
En 2002, X. Bazot évoquait dans Au bord
tous ceux que l’errance rejetait en marge, à l’écart des villes, de la société
et des normes dominantes. En 2007, dans le cadre d’une résidence d’écriture en
Val de Marne, il a poursuivi ce travail en allant à la rencontre des gens du
cirque, des gens du voyage, des nomades… Enfin tous ceux qui volent de camp en
camp, non sédentaires, sans domicile fixe, sans abri, sans papiers : tous
ceux dont l’identité est d’abord définie par la négation !
Chaque rencontre est alors
l’occasion de rappeler que les normes sont relatives : « la marge
n’est pas une réalité, imaginons que vous partiez pour Vladivostok, chacun vous
dit : comme c’est loin ! Quand vous y arrivez, ce n’est plus loin,
puisque vous y êtes. Me situer au bord égale me trouver au centre »
(p. 98) Telle est la théorie d’un Argonaute rencontré sur une péniche et qui
quitte l’auteur en lui souhaitant « Que votre être soit votre seule
demeure ! »
Ainsi ces hommes et ces
femmes sont « bannis de la ville », autrement dit mis au ban
à une lieue et plus, dans des banlieues et des cités excentrées qui,
loin d’être des no man’s land fourmillent aujourd’hui de tous ceux qui
ne peuvent plus vivre ailleurs : bords de fleuve, bordures d’autoroute ou
périphérique ! Le monde moderne n’est plus à un paradoxe près puisqu’au
moment où l’on essaye de les convaincre de se sédentariser et « d’abdiquer
leur mode de vie », le monde le copie en partant en vacances en
camping-car « avec à leur bord des couples de retraités, des
familles… » (p. 144).
Alors dans un monde où tout
change constamment, l’errance devient une valeur refuge car « c’est
pour rester que nous bougeons » comme le confie Blumela (p. 141).
Loin de la compassion, le
travail de X. Bazot est donc de
montrer la dureté de ces « camps volants » et la liberté de
choisir ce mode de vie et de le conserver. Et ce n’est pas le moindre mérite de
l’auteur que de mettre son propos en accord avec la langue. Car si l’écriture
est bien un lieu sédentaire où les normes sont fixes, l’oralité au contraire
est un espace de liberté et d’invention. Ainsi des figures de rupture,
anacoluthe, asyndète… permettent de restituer ce discours de l’errance. Ainsi
bousculer les règles en conjuguant le verbe à la même personne du pluriel quel
que soit le sujet dans le style de : « j’emmenon mon garçon »
ou « nos enfants, ils apprenon rien à l’école » (l’auteur
hésite à écrire le « s » pour cette pratique orale) qui permet aussi
de perpétuer « la langue d’une France rurale que depuis une ou
plusieurs centaines d’années nous et nos pauvres défunts, parcourons,
habitons » (p. 140).
La lune dans le puits, François Beaune, Verticales, 512 pages
Si l’entreprise n’est pas originale (P. Auster avait lancé un appel à histoires vraies il y a 15 ou 20 ans aux
USA), F. Beaune réalise là un
ouvrage qui mérite que l’on s’y attarde. Car après avoir demandé aux habitants
du bassin méditerranéen de « raconter
un fait marquant de leur existence, drôle ou tragique » et d’en
déposer le récit sur le site www.histoiresvraies.net, il en a choisi et re-transcrit environ 200 (sur des
milliers reçues) pour composer ce volume d’histoires
vraies de la méditerranée. Venues d’Alexandrie, d’Alger, d’Athènes, de
Barcelone, de Beyrouth, du Caire, d’Hammamet, d’Istanbul, de Jaffa, de
Marseille, d’Oran, de Palerme, de Tanger, de Tunis… venues de 13 pays en 10
langues différentes, elles composent une véritable « mer(e) des
histoires ». Les diversités
géographique, politique ou religieuse sont mises au second plan au profit d’une
lecture unifiée de la condition humaine à travers 9 étapes de la vie, de l’enfance
à la mort en passant par l’adolescence, la vingtaine, la trentaine… jusqu’à la
vieillesse !
Mais la véritable originalité réside dans le travail
de « rhapsode » de l’auteur qui a su en trouver l’unité intemporelle.
Car ces anecdotes sont révélatrices de l’histoire de la condition des hommes
autour de la Méditerranée : les plus récentes et les plus personnelles
renvoyant parfois aux mythes les plus anciens et les plus universels. Et il est
vrai que ces méditerranéen(ne)s d’aujourd’hui racontent leur vie « comme on raconte l’Odyssée »,
comme certains faits divers renvoient aux mythes… et à Homère. Certes, ce ne
sont pas des faits divers que l’on peut lire à la une des journaux, ce sont des
anecdotes, des histoires qui racontent au présent leur quotidien, leurs joies,
leurs peines, leurs peurs… Certes, ce ne sont pas des nouvelles au sens strict
du terme, mais F. Beaune leur
donne une valeur littéraire originale en montrant leur résonnance personnelle
et en incrustant en italiques
quelques faits marquants de sa propre vie, écrivant ainsi une sorte d’autobiographie
en écho ou en miroir de la vie des autres. Ainsi chaque lecteur peut s’y
retrouver et participer à cette Odyssée.
Alors si l’on veut remonter à l’origine des mythes et de la littérature, il faut lire ces nouvelles brutes et en puiser la « vérité qui est au fond du puits » comme le miroir de ce que nous sommes aujourd’hui… et de ce que nous étions hier.
in Harfang N° 44
Alors si l’on veut remonter à l’origine des mythes et de la littérature, il faut lire ces nouvelles brutes et en puiser la « vérité qui est au fond du puits » comme le miroir de ce que nous sommes aujourd’hui… et de ce que nous étions hier.
in Harfang N° 44
Dans
la même veine que « Le Bogador de la rue Mogador » (publié
dans Harfang N°27), A. Bensoussan
livre ici à ses lecteurs huit portraits de « belles et de beaux »
qu’il a tirés de ses souvenirs d’enfant et d’adolescent en Algérie. En creux,
c’est la beauté perdue de la ville d’Alger qui est dessinée ; c’est la
recherche dans un passé révolu des petits bonheurs quotidiens des hommes et des
femmes qui vivaient là ; c’est l’humour partagé des juifs, des musulmans
et des chrétiens… Mais beauté et laideur s’affrontent… et devant l’inéluctable
faillite de la beauté, l’auteur rappelle qu’on dit « des laids qu’ils
deviennent beaux en vieillissant » !
Cela
pourrait donc ressembler à un récit autobiographique… même si les noms propres
sont modifiés. Cela pourrait aussi ressembler à un livre (le énième !) sur
une enfance algérienne… Mais l’originalité réside dans la truculence - proche
de la prose rabelaisienne - et la faconde de ce conteur intarissable qu’est A. Bensoussan ! Dans « Belzébuth »,
on rit de Choufoné (« le Bellâtre de la rue Michelet ») qui se
retrouve seul en cure dans une ville d’eau et on sourit devant les situations
dignes d’un vaudeville qui en découlent. On rit aussi des nombreux jeux de mots
et de langues (n’oublions pas que l’auteur est aussi traducteur). Une chute sur
la piste de danse d’Aigues-les-Eaux se résume ainsi : « Tango
tragique : odalisque hernieuse, obélisque cloqué » et « Venir
à Aigues pour une chiatique et se casser le cul ! ». Le
petit détail bien observé, le sens de la formule et le plaisir d’un bon
mot !
Arrivé
à la dernière ligne, le lecteur jubile comme au feu d’artifice, s’exclame « Oh
la belle bleue ! Oh la belle verte ! » et attend
impatiemment la suivante…
in Harfang N° 37
Ces dix nouvelles sont de l’ordre du cri.
Dix fragments de vie arrachés à la réalité quotidienne des femmes et des
enfants en Algérie. Dix nouvelles de formes et de styles variés, mêlant la
tradition orale et la modernité. La nouvelle retrouve là sa fonction
essentielle, de dire « l’urgence » de l’Histoire qui se fait au jour
le jour… en restituant de l’intérieur le poids du vécu, le poids d’humanité que
les journaux cachent souvent… ou, pire, oublient.
in Harfang
N° 14
Bleu blanc vert, Maïssa Bey, L’aube, 288 pages
Après avoir placé l’Algérie
au cœur de quelques quatre romans et deux recueils de nouvelles publiés en dix
ans, Maïssa Bey offre avec Bleu
blanc vert un roman épuré, sobre comme une tragédie classique, où se
jouent, en trois actes, à la fois l’Histoire de l’Algérie devenue indépendante
et l’histoire d’Ali et de Lilas.
C’est à travers les récits
alternés de ces deux personnages qui habitent le même immeuble d’Alger la
blanche que le lecteur peut ressentir toutes les tensions de la période entre
1962 et 1992.
Le premier acte se joue
entre 62 et 72. Pour l’Algérie, c’est l’Indépendance ; pour Ali et Lilas,
c’est le passage de l’enfance à l’adolescence ; à l’école, c’est l’abandon
du stylo « rouge » qui évoque trop la France et la période coloniale
pour le stylo vert ; et pour les femmes algériennes, c’est l’abandon
progressif du voile.
Dans le deuxième acte, de 72
à 82, c’est le temps où s’affrontent les générations entre traditions et
modernité : Ali et Lilas s’émancipent et se marient… tout en restant
habiter chez la mère de Lilas ; dans l’immeuble, c’est la découverte de la
solidarité ; et dans l’Algérie, c’est la découverte des inégalités et des
privilèges réservés aux anciens combattants de la révolution, maintenant haut
placés dans l’administration.
Enfin dans le dernier acte,
de 82 à 92, pour Ali et Lilas, ce sont les espoirs déçus après la naissance
d’Alya : le poids du travail, les difficultés à construire la maison de
leurs rêves ; puis dans l’immeuble, on assiste au retour de la peur, quand
chacun suspecte son voisin, quand les femmes remettent le voile… et dans
l’Algérie entière quand le Fis remporte les élections et que le Président est
assassiné.
Le livre se termine par
l’installation de Lilas, d’Ali et d’Alya dans une ancienne maison rénovée à
leur goût, avec un palmier planté au centre de la cour. Entre la ville blanche
et le bleu du ciel, c’est un peu de vert, celui de l’espoir d’une nouvelle
Algérie à (re)construire.
S’il faut lire ce roman, au
niveau des lieux comme des personnages, comme une métaphore de l’Algérie de ces
dernières décennies, il faut aussi le lire comme un essai poétique pour donner
un sens à la vie des femmes et des hommes qui composent le peuple algérien.
La naissance d’Abikou, Olympe Bhêly-Quenum, Phoenix Afrique, 338 pages
En une douzaine de nouvelles écrites entre 1953 et
1984 (et inédites en France), l’auteur, personnalité plus connue dans les pays
anglo-saxons, nous offre un moyen de mieux comprendre la littérature
négro-africaine. Notamment les relations piégées et souvent racistes entre
français et noirs dans cette époque de fin de colonisation, décolonisation ou
post-colonisation. Traitant ainsi des conflits entre tradition africaine et
modernité européenne, l’originalité de ce recueil réside aussi dans la
recherche d’une certaine unité de lieu et de personnages récurrents.
Enfin, l’auteur signale que cette édition béninoise a
été pour elle l’occasion d’échapper à l’audodafé de ses textes et aussi « d’échapper à la francophonie »
et à l’ostracisme des éditeurs français qui ont refusé son manuscrit.
in Harfang
N° 15
Neuf histoires de femmes en guerre, comme une suite de
cris de révolte contre toutes les violences faites aux femmes !
Et pour tous ces cris poussés, combien de cris
rentrés, combien de Paroles en dedans,
de femmes emprisonnées, de femmes enfermées dans des asiles ou plus sûrement
encore derrière des barreaux de leur propre corps !
Cris des femmes algériennes en guerre pour
l’indépendance, contre le colonialisme des français et contre le
machisme !
Cris des femmes juives, femmes sans nom, dont La blessure du nom propre est même
effacée par l’Histoire !
Cris des prostituées, des sans domicile fixe, des sans
papiers dans une société de l’exclusion où Seuls
les écrits restent !
Cris des femmes avortées, La mort au ventre, cris des femmes combattantes, cris des femmes
clandestines… dans ces guerres civiles, ces guerres des sexes, ces guerres
éternelles où meurent les mères, les sœurs, les épouses, les amantes, les
filles…
in Harfang N° 18
Le plomb, Arnaud Bordes, A Contrario, 248 pages
De livres en
bibliothèques, de lieux réels en pays imaginaires, les nouvelles de ce recueil
traversent nombre d’époques où l’on fait l’amour dans les fûts des canons,
entre deux assauts, entre deux pastiches, entre deux maisons qui racontent des
histoires… Ressurgissent alors des civilisations disparues et des ouvrages
contaminés par la lèpre. Les Métamorphoses d’Ovide côtoient Salammbô de Flaubert… Fromentin
côtoie P. Borel... Écrivains réels
et imaginaires mêlent leurs œuvres sur les étagères de sombres bibliothèques.
Le lecteur se persuade peu à peu qu’il ne s’agit pas d’une « supercherie
ou de quelque début de fiction, mais bel et bien de la réalité » (p.
135).
C’est bien « le
premier grand livre décadent de notre époque » comme l’annonce la
quatrième de couverture !
Cet essai qui se présente comme une défense et illustration de la nouvelle a
le mérite de la brièveté et de la clarté.
S’appuyant sur une bonne analyse de la situation
éditoriale de la nouvelle en France et s’interrogeant sur une éventuelle
définition (introuvable ?), il rappelle les lettres de noblesse d’un genre
ancien et universel qui n’a rien de mineur : Cervantes, E. Poe, H. Melville, J.-L. Borges, V. Nabokov en
apportent les meilleures preuves !
Rien de neuf sur la nouvelle donc, sinon le constat
que si la nouvelle reste un genre exigeant, c’est pour apporter aux lecteurs « le bonheur toujours renouvelé de la
lecture ».
in Harfang N° 18
Un lustre de
nouvelles 1995-2000, sous la
direction d’H. Bouchardeau, HB
Editions, 240 pages
Il y a 5 ans (un lustre déjà) Huguette Bouchardeau créait sa maison d’édition
HB… Pour ce cinquième anniversaire, elle continue de fêter la nouvelle (après
avoir publié 35 recueils sur 83 ouvrages) en lui consacrant un essai
Nouvelles de la nouvelle (voir ci-dessus) et une anthologie de
nouvelles publiées dans la collection « Textes Courts ».
Ce florilège, qui est une autre façon de
défendre et d’illustrer le genre, comprend 27 textes de D. Arsand, J. Billet, J-N. Blanc, F. de Cornière, J. Delclos, J.
Fulgence, M. Jouvancy, M. le Piouff, P. Napoletano, B. Pignero, F.
Provini-Sigoillot, M. Trogoff, S. Weil…entre autres et dont Harfang a
rendu compte, sans oublier les autres.
À conseiller à tous ceux qui s’intéressent à la
nouvelle et qui veulent avoir une idée du paysage éditorial de la nouvelle
française ces dernières années.
in Harfang N° 18
Une nouvelle publiée sous
forme d’un livre d’artiste, c’est chose rare et cela mérite d’être signalé. Le
texte de D. Boulogne, auteur
remarqué lors du Concours Harfang 2000 (H.S. n°6), est ici illustré par une
gravure de Patrick Vernet.
Deux êtres pris dans le
manège infernal de la vie, se cherchent, se trouvent, se perdent… Ils se
livrent à une course folle à l’amour et à la liberté depuis leur adolescence.
Un jour, lors d’une ducasse
dans le Nord, il retrouve Estelle auprès d’un forain. Elle le suit un moment
avant de s’enfuir à nouveau vers une nouvelle vie. Quand l’un est en haut,
l’autre est en bas et rêve des ailes d’Icare pour s’envoler vers le bonheur…
mais c’est sans compter avec la roue de la Fortune qui tourne toujours et broie
les ailes de ceux qui l’oublient !
in Harfang N° 25
Les fleuristes, Virginie Bouyx,
Gallimard, 160 pages
La nouvelle est souvent le récit d’un événement qui
est venu perturber l’ordre tranquille des choses et qui conduit à une chute
fatale. Rien de cela dans les douze nouvelles qui composent ce recueil…
construit sur la répétition de ces « petits
riens » qui peuplent la vie quotidienne.
Même si elles reposent toutes sur une description de
petites scènes vécues à Moscou, à Paris ou à Pékin et de petites gens :
expatriés, retraités, gardiens d’immeuble, marchands ambulants… la routine
semble de mise avec d’infimes variations d’un jour sur l’autre.
Même lorsque survient l’exil, la perte ou la mort d’un
être cher ou d’un oiseau (comme dans
la première nouvelle), la vie continue… Aujourd’hui est comme hier et comme
demain. Les fleuristes semblent les
mêmes à Moscou ou à Pékin. N’est-ce pas un moyen pour les expatriés (nombreux
dans ce recueil, comme Anna qui a
quitté Mourmansk pour faire ses études à Moscou puis à Paris avant de se
retrouver à Canton) de se rassurer en se disant qu’hier ou aujourd’hui, qu’ici
ou là-bas, c’est finalement la même vie, à quelques détails près ?
Nul exotisme du dépaysement, nulle nostalgie de
l’exil, mais la recherche d’un sens à travers la fugacité des petits riens dont
on constate d’abord le caractère vain, banal, éphémère… mais dont la répétition
et la permanence même, indépendantes des temps et des lieux, démontrent
paradoxalement leur caractère éternel et universel.
Il y a du panache à écrire un tel recueil. Un premier recueil modeste, plein
d’humanité. Un recueil prometteur.
L’écrivain et journaliste Bernard Bretonnière et l’association de
recherche Estuarium (chargée de l’étude des différents patrimoines de
l’estuaire de la Loire et déjà éditeur d’un ouvrage collectif Désirs
d’estuaire en 1997) se sont rejoints au cœur de l’estuaire à
l’invitation de la municipalité de Cordemais.
Pendant une semaine, Bernard le nantais s’est plongé
dans la vie de Cordemais, une commune de Loire-Atlantique, c’est-à-dire dans le monde, ce
monde où les hommes parlent, travaillent, vivent, souffrent, aiment et
s’étonnent. Il en a ramené un volume composé d’une nouvelle, de poèmes,
d’une lettre en forme de postface… sans oublier quelques photos.
Cela commence donc par Cœur d’estuaire, nouvelle qui donne le titre et le ton à ce
volume : cela pourrait être l’histoire banale d’une rencontre entre un
peintre, la cinquantaine bien tassée, et un couple de jeunes, Vérane et Alexis,
à peine la cinquantaine à eux deux. Il les monte dans sa voiture et essaye de
leur faire partager les deux passions qui sont au cœur de sa vie :
l’aquarelle et l’estuaire de la Loire ! Mais là commence une autre
histoire, plus profonde, plus vraie, plus dramatique…
Cela continue avec le tout simple poème du mardi 15 février 2000 qui dit la vie de
Cordemais et des cordemaisiens au quotidien et avec les paroles données ou volées, sorte de journal, de brèves de
comptoirs, de suite de notes… Sorte d’instantanés photographiques essayant de
saisir la réalité du lieu et du moment.
Cela se termine avec une Lettre en forme de postface… pour répondre à l’étonnant étonnement du
directeur d’un institut culturel… qui trouvait qu’une résidence d’écriture
d’une semaine serait bien courte pour
créer un ouvrage littéraire inédit. Au-delà de ce destinataire privilégié,
cette lettre s’adresse à tous ceux qui croient connaître les réalités
quotidiennes de l’écriture et qui glosent sur le statut de l’écrivain dans le
monde moderne. Lettre salutaire qui rappelle quelques vérités premières et qui
doit être lue par tous, du simple lecteur jusqu’aux spécialistes de la chaîne
du livre !
Particularité de l’approche mais universalité du
propos. Diversité des moyens mis en œuvre mais unité de l’ensemble. Au final,
une nouvelle, des poèmes et une lettre : voilà au moins trois raisons de
lire un tel ouvrage ! Mais surtout une belle réussite pour donner la parole
à des hommes et des femmes qui restent souvent silencieux devant l’étranger,
pour donner vie à des lieux qui sont autant de trésors négligés par notre
mémoire.
in Harfang N° 18
Pour
qui vous prenez-vous ?,
Geneviève Brisac, Éd. de
l’Olivier, 176 pages
« Nous
avançons dans les ténèbres »… en
citant ces propos d’Henry James,
Geneviève Brisac fixe le destin
des personnages qui traversent les onze nouvelles de son recueil. Personnages
saisis dans des situations précaires, métaphores de notre bref passage en cette
vie terrestre : les uns partent en avion pour un séjour en Louisiane,
d’autres partent en vacances dans une villa en Bretagne quand d’autres encore
passent le dimanche à la campagne ou
dans un studio parisien prêté par des amis.
Face à ces petites modifications de la vie
quotidienne, les personnages principalement féminins (épouses, mères, amantes…)
montrent leur anxiété. Elles ont peur de tout. D’abord de l’avenir, de la
vieillesse, de la mort : peur de mourir seule ou de voir leur mari se
noyer dans Les vagues. Ensuite, peur
de perdre leur amour, peur que leurs enfants ne rentrent pas… Peur des
maladies : crise d’asthme ou cholestérol. Peur de l’air conditionné, des
avions, des portables. Peur enfin qu’une bombe explose dans le train ou que
l’extrême droite gagne les élections !
Pour tout viatique, elles ont quelques objets
fétiches : un opinel ou un savon en poche, une trousse d’urgence ou un
caillou en main, quelques bribes d’une chanson qui trotte dans la tête… et
peut-être quelques phrases sorties de livres lus il y a longtemps… car « l’écriture, c’est la vie »
(p. 163).
Pourtant tout ce qui s’écrit et se dit là n’est pas
sans engendrer de nouvelles angoisses. Les signes sont là, « les mauvais présages s’accumulent ces temps-ci » (p.
105), quand il s’agit de lire dans les rêves, dans les paroles de Melissa
Scholtès, la pédiatre… ou dans le vol des oiseaux de bon ou de mauvais augure
(eh oui ! pourquoi ces corbeaux et ces mouettes ?). Tous ces signes
trament quelque chose (y-a-t-il un sens à tout cela ?).
Quant aux personnages qui passent d’une nouvelle à
l’autre, ils semblent se répondre alors que l’action et l’angoisse se
poursuivent sans fin, semble-t-il (amateurs de nouvelles à chute,
s’abstenir !).
Ce qui se trame là est inquiétant pour les uns,
insignifiant pour les autres. L’écriture est à la fois la maladie, la drogue et
la thérapie. Et le lecteur sent bien que chaque détail a un sens et pourtant il
sait que tout cela reste absurde. En lui défilent les morceaux de vie qui
ressemblent à la sienne et il ne sait toujours pas comment cela va finir.
Décidément, « nous avançons dans les
ténèbres »…
Mon cadavre se lève tôt à Yvetot, Jean Calbrix, Editions Charles Corlet, 224 pages
La mode du polar régional, après avoir
traversé la France de la Provence à la Bretagne, gagne chaque région. En
Normandie, les éditions Charles Corlet viennent
de publier une douzaine de romans aux titres prometteurs dont Les
étripés à la mode de Caen de Jean-Louis Vigla
ou Une
balle pour rien à Cherbourg de Robert Sinsoilliez.
Avec Mon cadavre se lève tôt à Yvetot,
Jean Calbrix a trempé sa plume
dans le curare. L’action se déroule à l’Université des Hauts de Caux où souffle
l’esprit mathématique et scientifique et où le professeur Charles de la
Roublardière vient d’être assassiné dans son bureau. Le commissaire Shura mène
alors l’enquête mais ne sait où mettre ses pinces dans un milieu… universitaire
qui ressemble plus à un panier de crabes qu’à un haut lieu d’esprit où
règneraient lumières, sagesse et douceur de vivre !
Mon cadavre s’enroue à Rouen, J. Calbrix, Editions Charles Corlet, 288 pages
Où l’on retrouve avec
plaisir le commissaire Shura, déjà rencontré dans Mon cadavre se lève tôt
à Yvetot (Corlet, 2002), rentrant ici de vacances et
piquant une belle colère contre l’inspecteur Limard, soupçonné d’avoir négligé
l’enquête sur la disparition en forêt de Canteleu de Raoul Desambre, médecin
anesthésiste des Hospices de Rouen.
Où l’on s’aperçoit, entre
autres, de l’importance des Austin mini et des anciens légionnaires en
Indochine. Bref un bon polar noir, sur fond de bocage normand et de milieu
hospitalier. Le tout, savamment orchestré, par un auteur dont nous avons pu
aussi apprécier l’humour lors du concours 2000 (HS n°5).
Mon cadavre s’éclate à
Granville,
Jean Calbrix, Editions Charles
Corlet, 192 pages
L’inspecteur Limard prend
quelques congés bien mérités en compagnie de sa femme Philomène ; mais
même en vacances, il ne peut s’empêcher de noter tous les comportements
anormaux autour de lui. Dès lors, le naturel revient au galop et le voilà en
train d’enquêter sur le milieu des petits pêcheurs du port de Granville. Le
voilà en train de surveiller la Marie-Josèphe… Le voilà en train de repêcher un
cadavre… Le voilà poursuivi… Le voilà disparu… Son épouse, inquiète, fait appel
au commissaire Shura pour qu’il mène l’enquête sur l’enlèvement de son ami.
Commence alors une course
contre la montre… contre la mort !
Simploque le Gitan, Jean-Pierre Cannet,
Julliard, 176 pages
Dramaturge, nouvelliste et poète (voir Harfang N° 11), J.-P. Cannet avait déjà écrit un roman pour
adolescents (Les vents coudés, Gallimard Jeunesse, 1993), mais il signe là
son premier et vrai grand roman.
D’emblée ce qui frappe, c’est le sujet : la quête
de vie et d’amour de Valentin dit Simploque Le Gitan, orphelin, née d’une
prostituée, entre une décharge d’ordures et une maison de passe… Mais au fil
des pages, ce qui l’emporte, c’est le style et c’est la langue.
Car si certains mots sont lourds de boue, d’autres le
sont de sang. Si certaines phrases ont l’odeur des parfums à deux sous des
filles de joie, d’autres ont la puanteur des déchets qui pourrissent dans la
décharge.
Dans les dialogues, s’entrecroisent la poésie des
rires et des rêves d’enfants, celle des jurons gras et vains d’hommes pleins
d’alcool et de haine et celle des cris des femmes qui jouissent, qui enfantent
ou qui meurent.
Car J.-P. Cannet
tire ses mots de la terre, de la chair et de la grande poubelle du monde, il
les malaxe puis il les sculpte. Ceux qui dénient la réalité des statues qui en
résultent, ne voient plus les beautés et les violences d’un monde qui les
aveugle. Voilà le portrait d’un romancier en poète-sculpteur. Voilà un roman à
lire pour voir le monde tel qu’il est.
in Harfang
N° 14
Pour ceux qui ont aimé les
premières scènes de cette pièce (dans notre numéro 20) et qui avaient
précédemment apprécié la nouvelle éponyme du recueil La lune chauve
(L’aube, 1991), voici l’intégralité de la quatrième pièce de J.-P. Cannet qui a reçu le Prix Cyrano.
Rappelons l’argument :
Mam, mère au chignon envahissant, entraîne toute sa famille vers la ville, là
où elle croit que son fils aîné, l’élagueur, l’appelle. Roso, l’autre fils et
narrateur, entame le voyage en compagnie de sa mouche et confidente, Perhaps.
Suivent aussi le père et les autres enfants, Djédjé et Cheyenne… et une
échelle, symbole de l’ascension sociale à laquelle ils aspirent tous. Mais la
ville a ses mirages et le fils mythique reste introuvable…
Rappelons surtout
l’essentiel qui caractérise le style de J.-P. Cannet :
un univers où la réalité la plus rude côtoie l’onirisme le plus fou et une
écriture où la métaphore et l’ellipse ne laissent jamais en repos l’esprit du
lecteur ou du spectateur.
in Harfang N° 22
Les images surgissent avec force à chaque phrase. Et les mots, dans leur nudité originelle, retrouvent toute leur force et leur cruauté pour crier la vérité crue du monde comme il va.
J.-P. Cannet nous rappelle ici que les hommes ont encore un « grand labeur » devant eux pour le « remorquage de la mer » et pour l’oubli des déserts qui nous entourent.
in Harfang N° 44
Le grand labeur, Jean-Pierre Cannet, Rhubarbe,
120 pages
Après romans, poésies et pièces de théâtre, J. - P. Cannet revient avec un recueil de 16
nouvelles (dont « Le revenant »
publié dans Harfang N° 40) où l’on retrouve une prose poétique très personnelle
et une peinture expressionniste d’un « paysage
de catastrophe » qui se caractérise par la force de ses images et par
son écriture au couteau.
Dans la plupart des nouvelles, cela commence par une
violence sourde, celle des guerres quand les avions menacent dans le ciel et « quand les chevaux finissent dans les
arbres » (p. 12) ; celle des conflits sociaux, des conflits au
sein des couples et des familles quand la mort rôde déjà et qu’on attend que le
père ou le grand-père en finisse avec la vie. La nature, les animaux (chevaux,
singes, poissons, bœufs…) et les enfants sont les premières victimes. Mais dans
cet enfer des hommes où la mort ne résout rien, les adultes semblent continuer
à vivre, à survivre sans rien voir de la réalité environnante... Et les valeurs
sont inversées : seul l’aveugle semble prévoir l’attaque aérienne en
envoyant l’enfant se cacher dans une bouche de métro. Alors la solution serait-elle
de se cacher dans les entrailles de la terre ? de se réfugier dans la
mer ? ou dans la mère… comme le suggère symboliquement le « voyage à l’envers » de la
petite sœur trop chétive pour vivre qui retrouve la « chambre de muqueuses » du ventre maternel. Comme le
décrit aussi la scène finale où deux enfants,
fuyant une charge de police lors d’une émeute, trouvent refuge dans « l’intime du bœuf et bien après sa
mort » attendant dans les « lueurs
d’igloo, des muqueuses de voile, l’aube d’un bleu qui point ».Les images surgissent avec force à chaque phrase. Et les mots, dans leur nudité originelle, retrouvent toute leur force et leur cruauté pour crier la vérité crue du monde comme il va.
J.-P. Cannet nous rappelle ici que les hommes ont encore un « grand labeur » devant eux pour le « remorquage de la mer » et pour l’oubli des déserts qui nous entourent.
in Harfang N° 44
Entre nouvelle et poésie, voici une suite de
six textes courts où l’on entend une voix originale. Où les mots, venus du
corps et des sensations, sont repris d’une manière toute durasienne, jusqu’à la
nausée, comme autant de langues qui envahissent la bouche, passant de
l’extérieur à l’intérieur. Où les mots sont ressassés jusqu’à cerner les images
insensées de l’enfance (méduses, chandail rouge…), explorant le presque vivant,
le pas encore formé (la petite fille sans tête, celle qui « dit qu’elle
n’est pas une femme ») et même la mort, essayant ainsi de remonter à
la source de ce discours insolite, voire impossible.
Signalons que dans cette même collection « Présent
(im)parfait », Isabelle Sauvage,
qui a créé en 2002 sa maison d’édition pour « offrir » des livres-objets
et des livres d’artistes à prix réduit, en vente en librairie, fait paraître
trois autres volumes : Prologomènes à toute poésie de S. Crémer, Prêts longtemps de
V. Guillerm et Raccommoder
me tourmente de C. Le Cam
qui ont en commun d’être des récits poétiques ou récits expérimentaux qu’il est
difficile de classer et de définir.
Voilà une initiative audacieuse de qualité. À
suivre !
in Harfang N° 34
Résidence dernière, Georges-Olivier Chateaureynaud, Editions des Busclats,
104 pages
Sur une idée originale de Marie-Claude Char
et Michèle Gazier, responsables
des jeunes éditions des Busclats, des auteurs reconnus sont sollicités pour
cette nouvelle collection : ils doivent « faire un pas de
côté » et écrire « en marge de leur œuvre » un récit,
un essai, des nouvelles, des lettres…etc. C’est dans cet esprit que Jean Rouaud a déjà livré son Évangile
(selon moi).
En
découvrant les trois textes proposés par G. O. Chateaureynaud,
le lecteur pourra retrouver sa prédilection pour la nouvelle ainsi que
l’univers habituel de l’écrivain où le fantastique côtoie le quotidien le plus
banal. De prime abord, rien donc ne semble se situer en marge de l’œuvre !
Pourtant, l’auteur risque bien un pas de côté en abordant ici un thème
sensible… celui des « résidences d’écriture » où de nombreux
auteurs contemporains sont invités et grâce auxquelles ils reçoivent quelques
subsides en échange d’animations et de publications d’inédits !
Toute
l’habileté ici est de montrer ce qui se cache sous cette apparente
« thébaïde » : résidence isolée dans une bourgade perdue de la
campagne française, solitude de l’écrivain pris au piège dans un environnement
inconnu… loin des salons parisiens et du Landerneau littéraire.
Là
où l’écrivain attend à être (bien) accueilli, à être placé dans les meilleures
conditions pour laisser libre cours à tous ses fantasmes et à son imagination
débridée, il lui faut déchanter, puisqu’on le laisse seul face à ses angoisses,
face à quelques détails matériels qui semblent insurmontables dans un
environnement qui ne semble en rien fait pour lui.
Usant
tout à tour de l’humour et de l’ironie, usant d’un fantastique légèrement
décalé, l’auteur fait bien « un pas de côté » pour montrer
l’envers du décor et pour proposer une métaphore de toute création.
Jeune
vieillard assis sur une pierre en bois, Georges-Olivier Châteaureynaud, Grasset, 240 pages
Ce nouveau recueil (qui vient
après Singe savant tabassé par deux clowns, Goncourt de la nouvelle
2005) de G.-O. Châteaureynaud
regroupe 8 nouvelles écrites entre 2002 et 2011, dont certaines ont déjà été
publiées de manière isolée comme « Les
amants de verre » (Le Verger, 2002) ou « Les intermittences d’Icare » (Le Chemin de Fer, 2006) et
en revue comme « Escargot, pie,
furet » (in Harfang N°31), en respectant scrupuleusement la
chronologie d’écriture et de publication.
Ce qui frappe d’emblée, c’est une grande continuité de
thème, de style, de genre et une belle unité d’ensemble, comme si de nouvelles
en romans (et surtout depuis L’autre rive en 2007) une même
écriture composait une œuvre unique en constant devenir. D’ailleurs ne
retrouve-t-on pas ici certains personnages récurrents comme Gorbius ou
certaines thématiques comme le monde du cirque, des puces ou de la brocante
dans « La foire à tout de la rue du
Merlan » ou dans « Les
amants sous verre »? Depuis toujours, G.-O. Châteaureynaud exploite une veine fantastique qui trouve sa source dans un quotidien ordinaire, où soudain un objet ou un animal, « escargot, pie ou furet »… ou encore lionnes (dans « Une route poudreuse mène d’Argos à Mycènes ») modifie le rapport aux autres et au monde. À partir de ce détail, tout change, les esprits et les corps se métamorphosent ; les situations étranges se multiplient. Ainsi dans « Les Intermittences d’Icare » le héros aura par trois fois au cours de sa vie la possibilité de voler pendant quelques instants. Ainsi au sortir d’une opération délicate, le personnage qui donne son titre au recueil, ce « jeune vieillard assis sur une pierre en bois » constate qu’il ne retrouve pas le monde d’avant et que rien n’est « conforme » à ce qu’il considère comme normal : il commence alors à vivre une seconde vie parallèle en achetant objets et meubles aux puces pour aménager dans un petit appartement avant de quitter sa famille. Entre rêve et réalité, entre conte et nouvelle, l’auteur, comme son personnage, continue lui aussi d’inventer un monde parallèle qui lui permet sans doute - et nous permet aussi - de continuer à vivre dans le monde réel.
in Harfang N° 44
Sept nouvelles dont
la nouvelle centrale qui donne son nom au recueil pour livrer au lecteur une
réflexion sur ces « chemins
d’erres », chemins d’habitude, tracés mystérieux ou dérives naturelles
communs aux animaux, aux enfants et aux vieillards…Comme dans la nouvelle Chemins
de Y. Inoué, il s’agit de
retrouver souvenirs d’enfance, sensations, peurs enracinées dans l’inconscient.
Ainsi l’odeur d’enfance que l’homme apporte à sa femme qui se meurt dans
l’atmosphère aseptisé d’un hôpital… Comme la vue de « l’eau noire »
sous le lapin écorché évoque à Valérie l’accouchement, la fausse-couche… le
frère qu’elle n’a jamais eu… Chaque nouvelle est une occasion de cheminer sur
ce qui dort au plus profond de nous.
in Harfang
N° 14
Après plusieurs romans,
Philippe Claudel signe là un
recueil remarquable par son unité thématique et stylistique.
Treize nouvelles qui nous
font traverser les siècles en mettant en scène les mêmes « petites
mécaniques » qui enferment les esprits et conduisent avec violence les
corps jusqu’à la mort.
Cela commence en des temps
où hommes et femmes meurent bouche ouverte, jusqu’au jour de foire où seuls
restent en vie deux muets, qui avaient eu la langue coupée ! Cela continue
avec les « bandes » de « gueux » qui passent
leur vie à voler, violer et tuer… jusqu’au jour où ils trouvent aussi la pire
des morts.
Cela peut être la passion
dans laquelle s’enferme un petit commerçant qui quitte femme et enfants à la
poursuite de Rimbaud, le poète maudit, jusqu’à s’identifier à sa mort.
Cela peut être l’idéal
poussé à l’absurde qui amène les hommes du « Panoptique » à
s’emprisonner et à se murer eux-mêmes loin du monde et des autres hommes !
Enfin cela peut être un
rêve, comme celui que fait la Comtesse Beata Désidério et qu’elle entreprend de
faire peindre jusqu’au jour où elle vit son rêve jusqu’à la mort ! ou un
cauchemar comme la « passion » vécue par Tania dans quelque camp où
reconnue comme la « reine splendide », elle devient une
« mécanique » à reproduire l’espèce humaine…
in Harfang N° 22
L’homme
qui tua Roland Barthes, Thomas Clerc, Arbalète Gallimard, 360 pages
Le fil rouge qui court à travers les dix-huit
nouvelles est le « geste meurtrier ». De la première qui est
consacrée à la mort (accidentelle ?) de Roland Barthes, à la dernière qui donne la raison d’être d’un tel
choix, intitulée « L’homme qui tua
mon arrière-grand-père », chaque nouvelle raconte à sa manière la mort violente d’une personnalité : Lady Di,
Gianni Versace, Anna Politkovskaïa, Pier Paolo Pasolini… etc.
À sa manière - et c’est là la force et l’originalité de ce recueil
- car les styles, les genres, les formes varient d’un texte à l’autre (selon le
contexte social, culturel et politique de l’époque ?) : on passe de
l’inventaire de A à Z au conte, du dialogue post
mortem devant Saint-Pierre au langage SMS… sans oublier qu’on passe aussi
de la fiction à l’autobiographie… et qu’on trouve aussi une nouvelle en vers
pour « L’homme qui tua Pierre
Goldman » !
Ce recueil reste exemplaire car, alliant l’unité et la
diversité sans ennuyer un seul instant le lecteur, il ne tombe jamais dans
l’exercice de style proposé dans certains ateliers d’écriture.
Ce recueil méritait certainement d’être récompensé (ce
ne sont pas les prix qui manquent !)… mais les jurés ont peut-être reculé
devant le contenu à la limite du politiquement correct dans des nouvelles comme
« L’homme qui tua H. B » et
« L’homme qui tua Guillaume
Dustan ».
Donc, recueil prometteur qu’il faut avoir lu… Et nous
attendons déjà avec impatience le prochain.
in Harfang N° 37
Variations
saisonnières, Christian Colombani, Verticales
« Minimales », 128 pages
Si le fait divers
journalistique est souvent l’embryon de certaines nouvelles littéraires, ce
recueil de « brèves » parues dans Le
Monde est une véritable mine pour les nouvellistes en mal d’inspiration.
Journaliste, C. Colombani a ciselé
les dépêches d’agence pour donner le maximum de force aux faits réels. Puis il
les a collectionnés pour nous proposer un état des lieux de notre histoire
contemporaine.
En voici quelques
échantillons :
« Plus personne ne comprend la langue maternelle de Marie Smith,
83 ans, native de l’Alaska, dernière au monde à parler l’eyak »
« La peine est exécutée, constate
en souriant un juge du tribunal de Grenade en Espagne qui avait condamné un
petit voleur à apprendre à lire, à écrire et à compter »
« Mehran Maryam, devenu Iran Maryam, réclame une nouvelle
opération pour retrouver son sexe d’origine : La vie des femmes est
insupportable en Iran ! »
Ce qui n’est pas sans
rappeler le travail fait par un certain Félix Fénéon
avec ses « Nouvelles en trois
lignes » il y a déjà un siècle !
in Harfang N° 24
Sept nouvelles pour remonter
à l’origine de la poésie, pour dire comment la poésie procède « pour infiltrer nos vies ».
Tel est le propos de Pascal Commere
(auteur d’une quinzaine de recueils et de nombreux livres d’artistes) qui à la
suite de Jean-Paul Sartre dans Les
Mots, montre que lire et écrire
sont essentiels dans le passage de l’enfance à l’âge adulte, tout comme dans la
formation de tout romancier ou poète…
Pour l’auteur, il faut alors
« se rappeler des livres, comme nous
nous souvenons des hommes, de ce qui constituant les uns provient des autres…
de ceux là qui comptèrent et sans qui nos vies eurent été différentes »
(p. 57). D’abord Maria « qui ne lit
pas de livres » mais qui sera la première à reconnaître la valeur de
sa poésie. Puis ce professeur qui initie le lycéen en lui faisant lire « Brise marine ». Enfin Yan le
maçon qui écrit avec les pierres et qui bâtit les maisons comme des poèmes.
Quant aux textes importants,
ce sera le premier livre de poche acheté par l’adolescent qui découvrira ainsi
la poésie d’Arthur Rimbaud… Ce
seront aussi les poèmes chantés de Bob Dylan
et « l’incandescente épiphanie pour
qui peine à trouver le sommeil » en écoutant Chuck Berry, Eddie Cochran, Buddy Holly,
Otis Redding…
Voici donc un recueil d’une grande humanité et d’une grande vérité qui
rend hommage « aux livres qui
n’existeraient pas sans ceux qui en payèrent le prix » et donc aussi
aux hommes et aux femmes qui ne lisent pas, n’écrivent pas, mais permettent à
la littérature d’exister et à la poésie d’infiltrer
nos vies.
in Harfang N° 36
Nouvelles, histoires et
autres contes, Julio Cortazar, Quarto
Gallimard, 1428 pages
Quelle excellente idée de
rééditer l’ensemble des recueils de contes et nouvelles de Cortazar dans la collection Quarto qui a
déjà accueilli l’intégralité des nouvelles de M.
Aymé, K. Blixen, J. Conrad, E. Hemingway, L. Pirandello !
Au sommaire de ce volume,
une vingtaine de recueils, soit 260 titres, une centaine de documents et une
dizaine d’inédits dont « Quelques
aspects du conte », conférence prononcée à Cuba en 1963 qui sert ici
d’introduction et de mode d’emploi.
Quel plaisir de relire ou de
découvrir des textes aussi différents ! Car loin d’être enfermés dans une
case traditionnellement étiquetée « fantastique », ce qui frappe dans
ce volume, c’est l’extrême diversité de registre, de forme, de sujet…
D’ailleurs, le lecteur a le
choix entre une lecture chronologique ou un « slalom » comme le
propose un « parcours thématique ».
Ainsi on recherchera
l’originalité du récit dans « La
barque ou nouvelle visite à Venise » ou encore « L’autoroute du Sud ».
On mêlera aussi peinture,
chanson, musique, notamment le jazz dans « L’homme
à l’affût » où à travers le récit de Bruno, journaliste et critique,
on assiste à la déchéance d’un trompettiste génial, Johnny, dans sa quête de
l’absolu… ou encore le tango dans « Un
gotan pour Lautrec »…
On pourra jouer avec le
narrateur et le personnage du « Manuscrit
trouvé dans une poche » tout en poursuivant la lecture avec les
extraits très « éclairants »
d’entretiens avec l’écrivain…
M. Vargas Llosa avait bien raison d’écrire dans sa préface à
l’édition d’une première anthologie en 1993 que plus que dans ses romans, « la véritable révolution de Cortazar se trouve dans ses nouvelles
[…] elle a bouleversé la nature même de la fiction, cette union indissociable
fond-forme, moyen-fin, art-technique ».
Un volume indispensable dans
la bibliothèque de tous les amateurs de nouvelles !
Les velléitaires, Laure Mi Hyun Crozet,
Luce Wilquin, 128 pages
Avec ce premier recueil, Laure Mi Hyun Crozet brosse une « galerie de
portraits » de certains de nos contemporains, hommes ou femmes, jeunes ou
vieux, intellos ou bobos, parisiens ou genevois qui rêvent la vie… mais qui par
faiblesse, par paresse ou par peur hésiteront et finalement ne se décideront pas
à agir (comme le rappelle la définition de « velléitaires »
du Petit Robert, cité en tête du recueil)
En 22 « saynètes », se succèdent écrivains
ratés et goldens boys blasés, séductrices et séducteurs lassés de leurs succès,
fausse veuve ou vrai veuf incapables de penser une autre vie : tous ont
envie de faire quelque chose, mais au moment de passer à l’acte… ils
tergiversent, ils dévient et finalement retombent dans leur quotidien.
S’agit-il encore de nouvelles puisqu’il
ne se passe rien ou presque (alors que généralement la nouvelle raconte
« ce qui s’est passé ») ? Cela pourrait être frustrant. Pourtant
l’auteur réussit ce tour de force de montrer ces échecs à répétition sans pour
autant que le lecteur soit frustré… Malgré la gravité de ce qui décrit ici, ces
petites « saynètes » semblent légères car elles sont saisies avec une
certaine distance et une pincée de dérision. Au final un recueil à déguster…
qui séduira surtout les amateurs de mi-sucré, mi-salé.
Polaroïds, Laure Mi Hyun Croset, Éditions Luce Wilquin, 112 pages
Ah, que
de souvenirs avec ces bons vieux polaroïds ! Qui n’a pas tenté de saisir
les instantanés de son enfance, de son adolescence ? Laure Mi Hyun Croset les a collectionnés pour écrire
son autofiction. Pourtant nulle nostalgie dans cette tentative, car elle met
toute son énergie, toute sa lucidité et une petite pointe d’ironie à
privilégier les petites hontes qui ont jalonné sa vie… Dans la même veine que
les deux textes parus dans Harfang 38, elle raconte des « micro-événements »
qui ont marqué… son esprit, son corps : à l’école, d’abord, avec la honte
d’un pipi-culotte, puis dans la vie, avec le regard des autres lorsqu’elle se
sent différente. En effet, née en Corée, abandonnée puis adoptée par une famille
suisse… comment trouver son identité entre le physique asiatique de Mi Hyun et
l’éducation et la culture européenne de Laure ? D’où les blessures
répétées pendant ses études à l’université, dans ses relations avec ses amis,
dans ses recherches d’un travail…
Tout cela
est raconté dans un style incisif, sans ennuyer le lecteur. Même quand le stylo
charcute à vif, il est manié avec la précision d’un scalpel afin que les
névroses se cicatrisent de la meilleure manière.
Écrire
est alors une nécessité vitale et permet d’éviter une longue analyse !
Contrairement à d’autres autofictions qui ne semblent s’adresser qu’à leurs
auteurs, ici nulle complaisance vis-à-vis de soi : chacun peut se
retrouver dans les petites lâchetés quotidiennes.
in Harfang N° 40
Voici un titre antithétique qui n’est pas sans
rappeler le célèbre « Arsenic et
vieilles dentelles » et qui promet quelques recettes douces-amères
pour agrémenter les repas de familles ennuyeux !
Ainsi le lecteur apprend tout sur l’art de réussir la
daube (pour Monique qui utilise la recette de sa mère pour régler ses comptes
avec sa belle-mère) et d’apprêter le cochon au lait, sur le profit que l’on
peut tirer de vieux pots de confiture (pour le Père Labrousse, écolo-radin qui
les recycle pour déposer les cendres de son épouse), des boîtes de Ricoré et
des coffres de voiture (pour Crevette qui croit échapper à sa patronne Paulette
qui l’exploite) et sur la façon de finir des dentiers, des bonnes âmes et des
directeurs commerciaux !
Au final, on passe de l’acide caustique avec des vengeances,
règlements de comptes et autres sombres ruminations aux petites gourmandises avec les plus belles leçons d’amour et de
fidélité, … Tout bien considéré, voici treize regards aigres-doux sur la vie et
aussi treize nouvelles porte-bonheur (pour le prix de douze !).
in Harfang N° 37
D
Passages
d’enfer, Didier Daeninckx, Denoël, 252 pages
Qu’il dénonce le faux portable qui ne permet pas de
sauver une vie dans Les frères de Lacoste
ou le faux littéraire dans Le manuscrit
trouvé à Sarcelles, ses nouvelles collent à l’actualité et aux faits de
société, comme on dit aujourd’hui. Le fait divers journalistique n’est jamais
très loin, comme le rappelle le clin d’œil à Félix Fénéon dans Mobile
Homme.
En deçà du présent, le passé n’est jamais loin non
plus. Et la référence à l’Histoire et au devoir de mémoire est omniprésente que
ce soit pour rappeler le passé des participants à la Seconde Guerre mondiale
dans La Table de la veuve ; que
ce soit le passé communiste d’Aristide Durieux dans Un but dans la vie ; ou celui des tortionnaires pendant la
Guerre d’Algérie dans Zigzag men !
L’écrivain se lance même dans la
« politique-fiction » dans Les
animaux d’artifice quand il se met « à
rêver à onze millions de vaches folles anglaises lâchées dans les surfaces
barbelées kmères » afin de détruire les onze millions de mines au
Cambodge, épargnant ainsi des vies humaines ! ou encore avec Le forcené du boulot qui participe à une
marche de chômeurs et qui rentre dans un atelier d’imprimerie, se met au
travail pour rien et déclenche ainsi
un mouvement chez tous ceux qui se rendent indispensables… à tel point que les
ouvriers font grève pour que tous soient embauchés !
Au total, 21 nouvelles, souvent parues précédemment
dans des journaux ou revues (comme Robin
des Cités dans Harfang N° 8), où Didier Daeninckx nous montre que derrière ses talents de nouvelliste,
il y a le travail d’un bon journaliste, d’un véritable historien et d’un grand
écrivain.
Un recueil à lire de toute urgence, toutes affaires
cessantes !
in Harfang
N° 15
Déjà remarquée avec trois
romans, dont Suite et fin au grand Condé en 2002, M. Deambrosis publie un premier recueil de nouvelles
remarquable à plus d’un titre.
Comme dans son premier roman
Milagrosa
(Dire, 2000), l’action des 8 nouvelles se déroule dans une Espagne
partagée entre les rouges et les miliciens de Franco. Comme dans ses autres
romans, ce combat fratricide entre deux camps est doublé d’un autre combat
entre deux mondes : l’ancien et le nouveau, et entre deux classes :
celle des bourgeois nantis souvent hypocrites et cyniques pour qui « tous les moyens sont bons pour
défendre la patrie et le Christ Roi » et celle des petites gens pour
qui tous les moyens sont bons pour survivre !
La promenade est tachée de sang pour la narratrice qui se rappelle le premier mort de la Guerre d’Espagne
en 1936 et qui aujourd’hui passant en revue ses souvenir comme on feuillette un
album de photographies jaunies, avoue pourtant que ce furent ses plus belles années. Sanglante, la promenade des Délices l’est aussi pour Don Luis, dénoncé par sa concierge et
exécuté comme un chien. Sanglant enfin le
mariage sans tache de Rosita qui s’étonne que son Virgilio de mari se « tache tous les jours à la Direction
Générale de Sécurité »…
Chacune de ces nouvelles est
le récit d’un drame personnel avec en toile de fond le drame collectif d’une
société en guerre déchirée par les enjeux de pouvoir. Mais pas de manichéisme
facile, il y a des bons et des méchants dans les deux camps. Le drame opposant
les ennemis devient universel quand (dans une scène digne du meilleur Malraux) Ramon le républicain, dont le
frère a été dénoncé à la Phalange par un prêtre, demande l’absolution au curé
qu’il s’apprête à exécuter !
Dans ces nouvelles pleines
de cruautés à chaque page, le style est incisif, les dialogues sont taillés au
couteau et les chutes tombent comme des couperets ! À lire
d’urgence !
in Harfang N° 24
La plieuse de parachutes, Mercedes Déambrosis, Buchet-Chastel, 128 pages
Que reste-t-il d’un homme
après sa mort ? Peu de chose, semble nous dire Mercedes Déambrosis dans ce récit composé comme
un triptyque.
Le premier volet, le plus
important est le récit d’une incinération au Père Lachaise le 9 octobre
1998 : le fils est en retard, bloqué dans les bouchons de la capitale… En
attendant, le cousin, la cousine et les autres parlent du mort que personne ne
connaît vraiment… Surtout depuis que le père s’était remarié avec une femme qui
l’a isolé de tous, qui l’a dépouillé de tous ses biens et l’a finalement placé
dans une maison de retraite. Une vie « bien pliée », comme on dit,
surtout quand on sait que la femme du père en Indochine était « plieuse
de parachutes » !
Le panneau central est un
dossier « administratif » composé de tous les papiers et documents
concernant le défunt : acte de décès, courrier de la banque, liste des
objets trouvés dans sa chambre, ouvrage annoté sur l’Indochine, extrait de
journal… Toute une vie pliée en quelques pages !
Le second et dernier volet
fait le récit (fictif ?) de la rencontre ratée entre le père et le fils
venu le chercher à la maison de retraite pour un déjeuner en tête-à-tête. Toute
une vie bien ratée !
Voilà une vie réduite à
quelques détails, quelques mots, quelques cendres dans une urne… Une manière
détournée de brosser un portrait minimaliste, un peu dans le style de ces
« natures mortes » ou ces « vanités » en vogue dans les
siècles passés.
Pour ce faire, M. Deambrosis n’hésite pas à remplacer les
coups de pinceau par les coups de couteau… Car son style, très aiguisé, tout en ellipse, renforce le
pessimisme et ne laisse apparaître, de manière tragique et cruelle, comme dans
ses ouvrages précédents, que le banal, le dérisoire !
in Harfang N° 28
À lire Juste pour le plaisir, le
dernier roman de Mercedes Deambrosis,
on est d’abord un peu perdu entre tous ces personnages, ces lieux et ces dates
qui s’entrecroisent : Espagne 1938, Paris 1942, Varsovie 1943, Paris
Spandau Angers Capdenac 1987…
L’auteur tisse ainsi une tapisserie avec pour fils
de trame les grands événements de l’Histoire qui avance avec sa grande hache :
Guerre d’Espagne, Rafle du Vel d’Hiv... et avec pour fils de chaîne les
histoires des seconds couteaux, petites gens, paumés et autres salauds.
Dans ce labyrinthe d’événements historiques et de
faits divers, comme le meurtre de trois jeunes filles à Montreuil en 1942, le
commissaire Lambert, petit fonctionnaire amené à collaborer en 1942, essaye à
la veille de sa retraite en 1987 de trouver le fil d’Ariane qui le mènera au
serial killer ! Même si d’autres pensent que « le passé c’est le
passé. Rien à en tirer » sauf « si remuer le passé lui fait
plaisir »…
Le fil le fait remonter dans une famille juive bien
installée dans Paris, les Meier qui seront dénoncés par la bonne et maîtresse
de Mr Meier. Son mari, Désiré Cottencin, collabore activement, notamment pour
récupérer les biens juifs… rencontrant ainsi un certain Edouard Gaillard, connu
à Varsovie en 1942 sous le nom de Zacharie Poletti, expert en torture au
couteau… qui a sévi en Espagne en 1938 du côté des rouges, puis du côté de
Franco ! Voilà donc un fou, qui comme au jeu d’échec, traverse la toile en
diagonale, sans se soucier des camps, des frontières, des partis… qui tue, qui
coupe, qui tranche juste pour le plaisir, effaçant ses traces au fur et
à mesure qu’il avance.
C’est cette figure centrale que Lambert met à jour
en 1987, au moment même où dans la prison de Spandau, Rudolf Hess revit avant
de mourir, tout son passé en remontant jusqu’à son enfance en Egypte.
Destins croisés où le présent se lit dans les faits
passés noués à l’envers de la tapisserie et dans les réflexions sur l’Histoire
qui se trame sous nos yeux. Un roman à la fois simple et complexe, beau et
cruel… comme la vie !
in Harfang N° 34
Candelaria ne viendra pas, Mercedès Deambrosis,
Editions du Chemin de fer, 60 pages
Que peut faire une mère de famille dont « la
vie est dirigée par un mari acariâtre et cinq enfants revêches », le
jour où elle apprend que la bonne Candelaria ne viendra pas ? Découvrez ce
portrait au couteau brossé par M. Déambrosis,
illustré par Mark Velk !
Ce volume est le dernier sorti des éditions du
Chemin de Fer qui ont déjà publié une douzaine de petits ouvrages dans cette
collection avec des noms prestigieux : P. Autin - Grenier, M. Le Drian, G. - O. Chateaureynaud,
D. Mainard, J.- N. Blanc, E. Pessan (en ne retenant que ceux déjà
publiés dans Harfang, chauvinisme de la rubrique oblige !)
Ils ont en commun l’originalité et la qualité
des textes et des illustrations… sans oublier la couverture à rabat : on
est très proche du livre d’artiste, pour un petit prix !
in Harfang N° 34
Avec bientôt une trentaine de volumes à leur
catalogue, le concept de duo proposé par les éditions du Chemin de fer
est maintenant bien rôdé. Avec Rien de bien grave, il atteint
quasiment la perfection.
Sur la page de droite, la nouvelle de M. Deambrosis raconte la journée d’une
femme accaparée par les tâches ménagères et les coups de téléphone… tellement
accaparée qu’elle n’a aucune conscience du fait divers tragique qui se déroule
à ses côtés. Jeu absurde entre comique et tragique à la Ionesco. Grand écart entre la banalité du quotidien, la
répétition des mêmes gestes et des paroles vidées de leur sens et l’irruption
dans ce même quotidien d’un fait qui ne rentre dans aucun cadre.
Sur la page de gauche, les dessins de R. Buénerd qui ne sont pas des
illustrations du texte mais qui créent un univers géométrique en quadrichromie,
digne des gravures d’Escher. On
voit un cadre de fenêtre grandir au fil des pages et envahir finalement tout
l’espace, enserrant les objets les plus divers… Jeu obsessionnel et surréaliste
qui peut s’animer littéralement sous les doigts si l’on feuillette rapidement
les pages comme pour un flip book (ou folioscope).
Comme en un miroir, les pages conniventes de M. Deambrosis et de R. Buénerd renvoient à un même monde absurde
auquel il est difficile d’échapper.
in Harfang N° 36
De naissance, Mercedes Deambrosis, Editions du Moteur, 56 pages
Deux filles pleines d'idées ont créé il y a quelques
mois une nouvelle maison d'édition au
concept très original. Elles publient des histoires courtes destinées à être
adaptées au cinéma. Et ceci dans un format « paysage » inhabituel
(18,5 x 10,5). Le catalogue compte déjà quelques signatures prestigieuses :
S. Bachi, C. Ferré, D. Foekinos, Y.
Khadra...
Dans la dernière livraison, M. Deambrosis propose une histoire
courte intitulée De naissance qui raconte la vie
difficile, faite de résignation, de silences et de mensonges de Calmette.
Domestique au début du siècle dernier, Calmette est engrossée par son maître,
dépossédée de sa fille Madeleine dès sa naissance par la propre maîtresse de
maison, stérile, qui en fait sa fille et qui lui donnera l’éducation bourgeoise
due à son rang. Madeleine en grandissant méprisera sa véritable mère, la
renvoyant sans cesse à sa triste
condition de domestique… jusqu’au jour de la révélation ! Il y a là une
situation qui peut être exploitée au cinéma, il y a surtout des regards et des
paroles qui traduisent les sentiments les plus profonds, les plus violents, les
plus caractéristiques des personnages de M. Déambrosis.
in Harfang N° 36
Le dernier des treize,
Mercedes Deambrosis, Éditions La
Branche, 288 pages
La collection
« Vendredi 13 » dirigée par Patrick Raynald
qui a déjà publié Bordage, Pouy,
Quint, Aubert, Maulin, Pelot, Petersen, Laclavetine, Phillips, Mabanckou,
Hanot, Chamoiseau… soit douze « séries noires » qui ont toutes un rapport avec le vendredi
13, se termine ici en beauté avec le « dernier des treize »
qui… paradoxalement est le premier « noir » de M. Déambrosis !
Il faut dire qu’elle a eu
la main lourde en trempant sa plume dans l’encrier ! Un premier crime a
lieu le vendredi 13 novembre 2009… suivi de 12 autres à intervalle régulier de
13 jours. Les victimes sont toutes cinquantenaires, travaillent ensemble,
furent amis au temps de leur jeunesse où un soir de beuverie chacun a juré de
ne jamais trahir ses idéaux sous peine d’être exécuté par un tueur à gage
recruté par l’un des leurs… Leur comportement d’aujourd’hui a-t-il déclenché le
mécanisme de cette bombe à retardement ? n’est-ce qu’une suite de
hasards ? ou est-ce l’œuvre d’un serial killer ?
Le tout jeune inspecteur
Dudeuil, encore choyé par sa mère mais honni par son père, préfet de son état,
espère faire ses preuves en menant une enquête exemplaire ! Malgré son
look décalé et son dilettantisme, il y laissera quelques plumes…
M. Deambrosis dont on sait qu’elle manie le
stylo comme d’autres le scalpel, montre ici qu’elle a une grande rapidité d’exécution
dans le noir et que chez elle l’ellipse est plus qu’une technique
d’escamotage !
in Harfang N° 42
La distraction des gares, Monique Debruxelles,
dessins
de J. Menez, Éditions Rue des
promenades, 172 pages
Maison
d’édition fondée en 2009, Rue des Promenades privilégie les formes
brèves, ludiques, poétiques dans un petit format…
Après
quelques ouvrages numériques, 4 titres sont sortis sur papier en 2011 dont un
recueil de 8 nouvelles de Monique Debruxelles,
où au détour d’une gare, au détour d’un mot, les situations les plus
normales, les plus banales « déraillent » pour entraîner le
lecteur dans une promenade vers des contrées
nouvelles dont il s’agit de découvrir les caractéristiques… et dont il serait
trop simpliste de dire qu’elles sont surréalistes ou fantastiques ! On
trouve ainsi une « foire aux seins » où l’on achète des
statuettes aux vertus pour le moins surprenantes.
in Harfang N° 40
Panier
de fruits, Philippe Delerm, Le Rocher, 56 pages
Après avoir connu le
succès avec les textes « minuscules » de sa Première gorgée de bière
et avoir été propulsé à la tête d’une nouvelle école littéraire sous
l’étiquette des « moins-que-rien », Philippe Delerm récidive avec humour dans sa dernière nouvelle
intitulée Panier de fruits. Il met en
scène un écrivain-publiciste qui gagne plus d’argent avec ses slogans
commerciaux qu’avec ses romans. Avec trois mots magiques : « panier
de fruits » et quelques fiches poético-commerciales, il gagne vingt mille
francs et est édité à des millions d’exemplaires… sur des pots de yaourt !
« Drogué de langage concentré », il finira par fournir des titres aux
journaux sportifs avant de sombrer dans la chansonnette… Une façon de rappeler
que commerce et littérature ne sont pas à mettre dans le même panier.
À l’ombre des grands bois, Annick Demouzon, Éditions Le Rocher, 168 pages
Préface d’Abdelkader Djemaï, Prix Prométhée de la Nouvelle
2011
La
photographie est au centre de chacune des quatorze nouvelles de ce recueil.
Loin d’être un instantané, un cliché qui fixerait et figerait une scène ou une
situation… chacune nouvelle révèle ce qui est caché à première vue. On lève le
voile noir sur celui qui a pris la photo, sur les conditions de la scène ;
on s’attarde sur le prétexte (ce qui s’est passé avant), sur le contexte (ce
qu’il y a à droite, à gauche, à côté, au-dessus…).
Qu’il
s’agisse d’une photo de vacances (dans « Un jour à la mer »),
de la « Photo de classe » ou d’une photo de famille, loin
d’être figée, on voit chacun s’animer, chaque détail prendre son poids de vie,
d’amour, de haine…
Et
si chaque photo raconte une histoire personnelle… en arrière-plan, en toile de
fond, il y a l’Histoire car il s’agit de « saisir pour l’avenir ces
souvenirs en direct, remontés du passé, ces histoires toutes simples et
l’Histoire, venue par elles me rejoindre » (p. 73). Et aussi car « l’Histoire,
l’officielle, est faite de photos, d’images, de tableaux magnifiques,
retouchés, fabriqués… de trucages. Pourquoi pas la nôtre ? » (p.
85).
Chaque
nouvelle devient donc la légende d’une photo qui guide le lecteur vers
ce qu’il s’agit de lire au-delà des apparences.
Virages dangereux,
Annick Demouzon, Éditions Le Bas
vénitien, 176 pages
Parallèlement, Annick Demouzon publie un autre recueil, dont nous avions publié la
nouvelle-titre dans le cadre du Prix de la Nouvelle d’Angers 2008 (à lire dans
Harfang N°33) où l’on retrouve un style alerte, des chutes et des sorties de
route inattendues et bien sûr les petits riens de la vie quotidienne, ceux qui
peuvent faire déraper dans un « virage dangereux » au tournant
de la vie…
in Harfang N° 40
Écrire est un miracle, Paul Desalmand, Éditions Bérénice, 224 pages
Un français sur cinq,
paraît-il, rêve d’écrire un livre ou l’a déjà écrit et rêve de le voir publié…
Un français sur cinq doit donc, toutes affaires
cessantes, découvrir ce livre fait pour lui (cela devrait assurer une
certaine renommée à son auteur et remplir son compte en banque ainsi que celui
de son éditeur) !
En une quarantaine de brefs
chapitres (qui sont parfois des lettres), Paul Desalmand
y analyse avec beaucoup de justesse et d’humour les grandeurs et les
servitudes de la création littéraire ainsi que les étranges relations
qu’entretiennent les auteurs et les éditeurs… Car après la signature du contrat
et l’état de grâce, arrive la publication du livre et « l’état de grince » (p. 175) !
Les faits sont rapportés de
manière tellement juste, les lettres de refus ressemblent tellement à celles
adressées par certains éditeurs, les désillusions sont si touchantes qu’il est
invraisemblable que l’auteur n’ait pas vécu toutes ces situations. Il serait
bien capable de se cacher derrière un ouvrage autobiographique, lui tour à tour
éditeur et auteur, lui le spécialiste des essais sur Stendhal (voir son dernier ouvrage qui s’écarte d’une
biographie classique pour donner vie
à l’auteur : Cher Stendhal, un pari sur la gloire, Presses de Valmy, 1999),
lui l’auteur des Lettres pour ma poubelle sur le petit monde de l’édition…
(Calcre, Écrire et éditer).
Désormais, les jeunes qui
voudraient commencer une carrière littéraire devront avoir écouté les conseils
de Gide « Jeune homme, si vous le pouvez, arrêtez tout de suite »,
avoir lu les Lettres à un jeune poète de Rilke,
ainsi que les Lettres à un jeune romancier (Gallimard, 2000) de M. Vargas Llosa, et devront ajouter à cette
liste cet ouvrage incontournable qu’est « écrire est un miracle ».
in Harfang N° 23
Portraits des dames d’Egypte, Jean-Christophe Duchon-Doris,
Julliard, 192 pages
Depuis Les Lettres du Baron en 1994 (Bourse
Goncourt de la Nouvelle), J.-C. Duchon-Doris
a publié des nouvelles en revues (entre autres Harfang N°8, 10, 13, 17) et
trois romans (dont Les Nuits blanches du Chat Botté en 2000). Mais avec ce
troisième recueil, il nous rappelle qu’il est surtout un auteur de recueil de nouvelles dont l’unité réside
à la fois dans la forme, le style et les thématiques.
Après le Moyen Âge des Ours Polaires et le Paris
hausmannien des Lettres du Baron, ce recueil a pour toile de fond l’épopée
napoléonienne de la Campagne d’Egypte, sans pour autant que les références
historiques n’alourdissent le récit. La forme est celle des "galeries de
portraits" très en vogue dans les siècles passés. Les thématiques en sont
féminines, toutes teintées de l’orientalisme à la mode à cette époque.
Camille Puteaux, jeune "peintre de la patrie en danger", décide d’abandonner la
peinture des hommes et de la guerre pour se consacrer à celle des femmes et de l’amour, comme l’annonce le
"récit-cadre" qui sert de prologue, d’annonce et de résumé aux quinze
portraits qui suivent.
Dès lors, le lecteur s’embarque pour un Orient
exotique et secret, où il est initié "sur les chemins du Caire" aux
mystères de la "dame au voile de la
Valette", de "l’Alexandrine
aux baisers" qui embrasse sur la bouche les blessés et cadavres
français ou de la "Dame aux lunes
d’Aboukir" qui se fait attacher à la proue du navire…
Arrivé au Caire, tout est mystère : "la ville est mystère et nul n’y
pénètre qui ne possède la clé. Le Caire est une cage, dans une cage, dans une
cage enfoncée dans une autre cage…" (p. 88). Secrètes, "les Dames
du Caire" sont parfois trahies par leur sensualité "derrière le moucharabieh". Mais le plus souvent il faut
payer le prix du sang, pour pénétrer leur mystère et leur secret : Guyon
doit se couper l’oreille pour rester auprès de la "dame du mamelouk à l’oreille coupée" et le jeune
officier français Thomazeau perdra la vie entre les mains de l’Abysinienne pour avoir trahi le
serment prêté à sa fiancée française…
Au-delà du Caire, aux portes du désert, les femmes
sont les initiatrices à un monde fantastique : une enfant guide François vers
la "dame des sables" et le désert des Bédouins "qui inventent par l’esprit les
richesses qui leur font défaut", à un monde de magie où les Français
remportent une bataille contre les Bédouins grâce au don d’une esclave Galla
qui provoque un orage violent si on lui fait bien l’amour ! Femmes de rêves,
femmes de cauchemars aussi quand Leïla (qui nous rappelle certaines héroïnes de
Maupassant), la fiancée de Jaffa,
s’offre aux soldats français, inoculant ainsi la peste à toute l’armée !
J.-C. Duchon-Doris,
dont nous n’oublions pas qu’il est aussi un maître dans l’art de la double
chute, nous montre ici qu’il est passé
maître dans l’art de la composition avec ce recueil exemplaire qui repose sur
une très grande unité… tout en jouant sur la variété des registres, passant du
réalisme historique le plus cruel au fantastique le plus sensuel et le plus
débridé.
in Harfang N° 20
Les galères de l’orfèvre, Jean-Christophe Duchon-Doris, Julliard, 272 pages
J.-C. Duchon-Doris ne trempe pas toutes ses
plumes dans le même encrier. Celle du nouvelliste est remarquable avec 3
recueils, dont Les Lettres du Baron (Bourse Goncourt de la
Nouvelle 1994) et avec 4 nouvelles publiées dans Harfang (un record !).
Celle du romancier est aussi intéressante à travers une trilogie qui mêle
l’enquête policière et l’Histoire.
Après Les Nuits
blanches du Chat botté (republié dans la prestigieuse collection de
poche des policiers historiques de 10/18) et L’embouchure du Mississipy,
le lecteur retrouve avec plaisir les aventures de Guillaume de Lautaret, jeune
procureur du roi et sa fiancée Delphine d’Orbelet. Cette fois, les
protagonistes plongent dans l’enfer des galères de Marseille au début du XVIIIè
siècle… dont le maître se fait appeler l’Orfèvre. Là règnent la violence, la
torture, le chantage ; là s’organisent complots, contrebande, trafic de
sel… Un monde clos qui a ses propres lois et qui échappe au contrôle du
Roi : le seul moyen d’enquêter est d’envoyer Guillaume aux galères…
L’érudition de l’auteur et
son style incisif font le reste pour mener le lecteur d’une seule traite
jusqu’au dénouement.
in Harfang N° 25
Traité du
Grand Attracteur, Bernard Dumortier, Alpha Bleue Littérature, 208
pages
On découvrira avec attention le premier
roman de Bernard Dumortier qui
n’est pas un inconnu pour les lecteurs d’Harfang
(N° 12 et ce numéro) qui ont déjà pu apprécier la qualité et la précision de
son écriture.
Il nous livre là un monde à la fois
proche et pourtant étranger. Après le passage d’une nuée de criquets sur la
ville, Eole voit un ange s’installer chez lui… et c’est le point de départ
d’une suite de situations dont il ne s’étonne pas. Les lois de la vie, les lois
physiques, les lois sociales, les lois les plus élémentaires ne sont plus tout
à fait les mêmes dans ce monde parallèle. Seules les références à la
spiritualité ou la mythologie nous livrent quelques clés. Il faut sans doute
lire les « métamorphoses » de ce roman comme Eole lui-même s’efforce « d’exposer comment l’anamorphose naît
de la transposition dans un système de coordonnées polaires d’une image
initialement inscrite selon deux axes orthogonaux… le miroir cylindrique jouant
le rôle de décodeur » (p.149). Le décodage littéraire qu’il nécessite
n’est pas sans rappeler certains romans de Raymond Queneau ou de Boris Vian
qui écrivait dans la préface de L’écume des Jours que « l’histoire est entièrement vraie
puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre »… ce qui convient bien à
ce livre qui pourrait aussi se lire et se décoder comme une autobiographie
imaginaire !
in Harfang
N° 14
Nuageux à serein, Patrick Dupuis, Editions Luce Wilquin, 112 pages
« Nuageux à serein, ça signifie qu’on aura tout : soleil,
pluie, nuages… Un temps bien belge, en quelque sorte » (p. 83). Dans les 19
nouvelles de ce recueil, qui sont autant d’histoires de couples, se succèdent
effectivement la pluie et le beau temps, les idylles ensoleillées et les orages
des séparations et des ruptures… les
embellies d’un jour et les solitudes grises.
Valse hésitation entre les
allées et venues, les départs et les retours quand on se demande si la vie est
un verre à moitié vide ou à moitié plein. Un rien, un détail vient bousculer la
vie quotidienne et fait basculer la vie de l’un ou de l’autre. On passe du
léger au grave, du comique au tragique…
Sale temps pour les couples…
sauf pour ceux qui ont le sens de l’humour et qui pourront se reconnaître dans
ce recueil. Car si Patrick Dupuis
(belge, bien sûr, qui anime les éditions Quadrature, présentées dans notre
numéro 34) a le sens de l’observation, il manie aussi très bien l’ironie. La
réussite de ce recueil est dans ce juste équilibre.
in Harfang N° 35
Passés imparfaits, Patrick Dupuis,
Ed. Luce Wilquin, 112 pages
Après Nuageux à serein en 2009
(lire Harfang N° 35), P. Dupuis poursuit
dans ce nouveau recueil d’une vingtaine de nouvelles son analyse des ravages du
temps qui poussent les couples à se séparer. Il nous livre de l’intérieur les
sentiments et les réflexions de ceux qui vivent au quotidien la routine, le
désamour, le ratage banal… Car si les conjoints sont d’abord unis, ils sont
ensuite souvent désunis. Si un instant, ils sont à nouveau réunis, c’est pour
se quitter à nouveau. Car ici l’amour ne se conjugue pas au mode définitif : l’amour-toujours est une
illusion ! Et si tout est affaire de conjonction, il faut constater après
d’autres qu’il n’y a pas d’amour heureux et
qu’il n’y a pas de « présent
parfait »… mais pas plus de
lendemain qui chante ni de futur « plus-que-parfait » tout
aussi illusoire… car les « passés » ne sont jamais simples puisqu’ils pèsent sur le
présent : ils sont donc imparfaits !
L’amour qui décline avec le temps se vérifie à tous
les âges de la vie, de l’adolescence (avec « Mylena »)
à la maturité et la vieillesse !
P. Dupuis
propose une déclinaison de tous les cas de figure : face à celle qui
regrette son mariage, ses maternités, les infidélités du mari, il y a celle qui
(comme « Anna ») regrette
d’être restée célibataire et se retrouve solitaire à la veille de la
soixantaine !
Face à la femme qui a choisi sa carrière et son
violoncelle au prix d’un divorce, il y a son ex-mari qui choisit de fonder une
famille et d’avoir des enfants car « un
enfant ça permet la survie des couples » !
Face à celle qui, dès le divorce prononcé, propose à
son ex de « recommencer à
zéro », face à celui qui veut « refaire
sa vie », ceux qui reviennent un an, dix, vingt après, face à ceux qui
se revoient « en souvenir du
passé », il y a tous ceux qui ont compris qu’ils avaient « un passé à assumer » qui
pèse sur le présent !
Face à ceux qui après une séparation se lancent dans
une « drague » ou un « plan cul » et s’illusionnent
sur un temps passé qui ne saurait revenir, sur une jeunesse qu’ils ne peuvent
revivre… il y a ceux qui comme Anna font ce constat amer mais réaliste : « Les choix se font quand on est jeune,
ensuite il n’y a plus qu’à assumer. Je me suis trompée, tant pis pour
moi ».
Merci à P. Dupuis
de nous rappeler cette dure leçon de grammaire… de l’amour !
in Harfang N° 42
De ma
fenêtre, Denis Emorine,
Simple édition, 116 pages
Dans
ce recueil, sept nouvelles, dont un superbe « triptyque vénitien »
qui ont en commun des rencontres amoureuses et des disparitions bizarres.
Rencontre de Jean avec Irina à Lisbonne au cours d’un congrès, de Marika lors
d’un colloque en Roumanie, de Julien et de Christine à Venise… L’art de D. Emorine, par ailleurs plus connu comme
poète et dramaturge, est ici de jouer avec l’attente du lecteur et
de déjouer les clichés d’un érotisme facile.
Les Angéliques, Vincent Engel,
Fayard, 264 pages
Après trois recueils de
nouvelles et un roman très remarqué, Retour à Montechiarro
(Fayard, 2001), V. Engel propose
un nouveau roman historique situé à la veille de la Révolution Française.
En Juillet 1788, le vicomte
Baptiste de Ruspin, petit tyran provincial, adepte de Machiavel, tue l’un de ses paysans. Son fils Népomucène,
nourri de la Philosophie des Lumières, l’arrête, l’enferme et décrète la
République d’Avau, le 14 juillet 1788… Au delà de la haine d’un fils qui règle
ses comptes avec son père, cette histoire est un microcosme qui annonce avec un
an d’avance, toutes les contradictions, tous les excès, tous les drames qui ne
manqueront pas de s’inscrire dans l’Histoire.
Cette utopie aux motifs
individuels brodés sur fond d’Histoire collective mêle avec beaucoup de brio la
fable sur le pouvoir et la société des hommes à une superbe histoire d’amour
romantique.
in Harfang N° 25
F
Voici un récit
venu des origines. Dans une langue où se bousculent les raccourcis de
l’enfance, il s’agit de résumer ces petits détails sur lesquels se bâtit toute
une vie. « J’avais faim de rentrer chez mon enfance à moi ».
Ce sont les mots de celui qui est arrivé à trois ans dans une famille d’accueil
et qui n’arrivait pas à grimper les quelques marches du perron. Même si D. Fabre ne délivre pas de message, même si
les marches ne sont pas le symbole des différentes étapes de la vie, c’est bien
sur ce perron qu’à l’adolescence on usera ses fonds de culotte avec les copains
et qu’à l’âge adulte on retrouvera les amis et la nourrice d’accueil !
Chacun a en soi un perron ou un belvédère d’où l’on peut regarder le monde et
la vie, celle des autres et la sienne.
Voici donc une
belle histoire et aussi un bel objet pour les yeux et les mains : ce
premier volume de la collection « Texte au carré » augure bien de la
suite… On attend avec impatience les textes annoncés de P. Autin-Grenier, d’E. Faye…
in Harfang N° 29
Terres
d’asile, François Fasula, Fayard, 196 pages
Après un premier recueil Le voleur de temps (en
1995, avec deux nouvelles publiées dans Harfang) et un roman La
vallée nuageuse (Alfil, 1997), F. Fasula
offre aujourd’hui un recueil de quatre récits
où la vie des personnages s’inscrit à la fois sur terre et dans la terre.
Là où naître, vivre, aimer, travailler, mourir lient intimement le corps des
hommes et l’élément minéral.
Dans L’engrais, les
jardiniers ne récoltent les fruits de la terre qu’au prix d’un rituel de
défécation collective, rappelant ainsi symboliquement que dans la fumure, les
processus de vie et de mort sont mêlés, que l’homme mange la terre (comme
Jean-Emmanuel) comme la terre mange l’homme, que l’homme-arbre devient aussi un
engrais en une symbiose qui lui permet de se libérer du temps et d’atteindre
une sorte d’éternité.
La
vraisemblable et courte vie de Julien Hasard rappelle que « les choses
importantes dorment sous la terre » (p. 87) : dès sa naissance,
une fée-sorcière-accoucheuse dénommée Hasard, creuse un trou dans la terre
brune pour y enfouir placenta, première mèche de cheveux, première dent…
jusqu’au jour où il retrouvera dans le sol le bocal et la poudre fine couleur
de miel.
Pour Talavera,
la vie est un combat pour la terre dans le Mexique de 1912. Dans cette guerre
où il faut reprendre les terres à l’Eglise et aux grands propriétaires, il faut
creuser dans « l’entrejambe de la
tranchées » pour retrouver l’origine, il faut féconder cette terre par
le travail des champs ou de la mine jusqu’à la mort, là où les tiges de maïs « nourries de sacrifices humains
s’élèvent de trois pieds plus haut que partout ailleurs » (p. 141).
La terre est l’origine et la fin de tout, c’est ce que
dit la généalogie d’Alexis dans Engendra
qui remonte jusqu’à Adam en passant par tous les ancêtres polonais qui ont
égratigner la terre par dessus dans les champs et par dessous dans les mines,
en Pologne et sur toutes les terres d’exil…
Mais à tout moment, l’homme peut trouver ses Terres d’asile… Là où la terre est à la
fois son berceau et sa mère, son lit et son amante, son tombeau et sa mort.
Parallèlement, dans une veine proche, F. Fasula publie un long récit intitulé Les
eaux terrestres (Fayard, 98 F), sorte de roman d’aventures, quête
métaphorique des origines à travers la remontée fluviale et terrestre d’un
Conilénamé imaginaire…
Mais à ces longueurs et méandres, nous préférons la
fulgurance des récits brefs et la condensation qui donne toute sa force au
style et à la narration.
Nous étions tous dans ce train, Viviane Faudi-Khourdifi, Éditions Quadrature,
116 pages
La majorité des seize
nouvelles de ce recueil fonctionne sur ce schéma où l’art de la chute prend
tout son sens.
Certes, les thèmes et les
sentiments sont éternels, remis au goût du jour à travers des faits divers et
des sujets de société qui sont dans l’air du temps : l’attentat terroriste
de la gare de Madrid dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, les
expulsions des immigrés de la France vers le Mali, la violence dans les
banlieues… Mais la force et l’originalité résident dans le traitement final.
Quelle compassion devant
cette « petite vieille ratatinée » et son « tricot
vieux rose » agressée quotidiennement par des jeunes dans le RER…
jusqu’au jour où les jeunes ont disparu et où la petite vieille commence un
tricot bleu pastel…
Après le chagrin et les larmes,
la disparition brutale de sa femme laisse un instant au mari la possibilité
d’imaginer sa vie avec une autre… Un instant seulement car, miracle, sa femme
réapparaît.
La manie des Post-it
collés par sa femme à tous les endroits et tous les instants pourrissent la vie
d’un mari qui décide de tout quitter… en oubliant de lire le dernier Post-it
qui aurait pu lui sauver la vie…
Voilà quelques pistes pour
le lecteur avide de découvrir la fin de l’histoire…
Voilà un auteur qui revient
à quelques fondamentaux de la nouvelle en maîtrisant parfaitement l’art de la
concision, de l’ellipse et de la chute.
Voilà quelques procédés
efficaces et des histoires simples pour le plus grand plaisir des lecteurs.
Devenir immortel et puis mourir, Éric Faye, José Corti, 208 pages
Lire des nouvelles d’Éric Faye offre souvent un double plaisir. Plaisir de mêler le
connu à l’inconnu, le réel au fantastique… mais dans ce nouveau recueil on
trouve aussi le plaisir de la relecture à travers les allusions, les références
à d’autres ouvrages littéraires ou cinématographiques, créant ainsi une forte
connivence avec le lecteur.
Dans « L’inachèvement »,
comment ne pas penser à J. L. Borgès
et aussi au « Passe Muraille »
de M. Aymé… face à cet écrivain,
perturbé par un bruit étrange venu de l’autre côté du mur, qui n’arrive pas à
achever son roman… sur l’inachèvement ! Jusqu’au jour où il découvre que
son voisin, S. Spiegelman (l’homme du « miroir »
-sans tain sans doute- devenu son double dans une mise en abyme de sa propre
impuissance) vient de publier un roman intitulé justement « L’inachèvement » !
À l’inverse, la deuxième nouvelle intitulée « La nuit du Verdict » nous
rappelle la nuit du 22 au 23 septembre 1912 où F. Kafka après quelque panne d’écriture, écrit d’une seule
traite sa nouvelle « Le
verdict ». Il avoue que « son
esprit s’est ouvert totalement au travail d’écriture » et dans
l’euphorie, annonce qu’il aimerait « écrire
un jour sur la Grande Muraille et l’Empereur de Chine ».
Transition évidente (où naturellement la littérature
semble engendrer la littérature)… la troisième nouvelle raconte l’histoire de
ce premier empereur chinois Qin Shi
Huangdi qui fut à l’origine de la Grande Muraille et qui est en quête de
tous les moyens pour devenir immortel : « champignon de jouvence sur l’île des immortels »,
construction d’un mausolée qui serait « son
vaisseau vers l’immortalité… au fond duquel il traverserait les siècles »…
Mais tandis que des milliers de soldats de terre cuite veilleront la dépouille
de l’un de ses sosies, l’empereur errera à travers les siècles jusqu’à nous,
jusqu’à rencontrer Mao… et trouver
la réponse à sa quête en visionnant un film de J. L. Godard « À bout
de souffle » dont une des répliques donne le titre à la nouvelle et au
recueil « Quelle est votre plus
grande ambition dans la vie ? Devenir immortel et puis mourir ».
Les références cinématographiques jouent aussi un rôle
important dans « le mur de
Planck » où un chercheur en physique des particules, venu au Japon
participer à un colloque sur la « théorie
des cordes » veut voir le Fuji… Il est détourné un instant de sa quête
par la rencontre d’une collègue japonaise qui lui rappelle Mariko Okada dans La source thermale d’Akitsu de Yoshida.
Et il ne trouvera satisfaction que par hasard au détour d’une route et
d’un incident…
Qu’il s’agisse de recherche scientifique, de recherche
de l’immortalité, de recherche de soi, de l’autre, du Mont Fuji… ou de quelque
révélation que ce soit, ces quatre nouvelles nous rappellent que ce que l’on
cherche n’est pas forcément ce que l’on trouve…
Pour revenir au plaisir de la lecture, n’est-ce pas
aussi celui de la surprise que d’y découvrir tout autre chose que l’on ne
cherchait pas ?
Pour tout lecteur qui veut s’évader,
voilà une douzaine de nouvelles en partance pour « qui comme Ulysse veut faire
un long voyage » et découvrir différents pays… loin du tourisme
commercial.
Voyage de groupe au
Rajasthan… Voyage dans le désert tunisien au cours d’un séminaire… Voyage en
montagne pour une pléiade de quadragénaires… Voyage à Buenos Aires dans le
temple du tango… Voyage à Pattaya… en Équateur… à Venise… Chaque voyage est
l’occasion pour les personnages d’aller au bout du monde, au bout d’eux-mêmes
avant de revenir.
Et ce n’est pas le moindre
plaisir de ce recueil que de voyager en compagnie de Georges Flipo qui sait
manier le grave et le léger, l’humour et la dérision… l’ironie parfois.
Variété des sujets abordés
et qualité du style ne pouvaient que séduire les six jurées du Prix Ozoir’elles
2009 qui ont justement récompensé ce recueil.
in Harfang N° 36
Petits désordres familiers, Éric Fouassier, Collection
« Traverses », D’un noir
si bleu, 180 pages
Tous les personnages ou
presque ont perdu leurs repères habituels, devenant plus ou moins
inconsciemment des étrangers au monde, aux autres et parfois à eux-mêmes.
Un accident de la vie ou de
l’Histoire est venu perturber leurs relations aux autres, souvent leur plus
proche parent : une mère, touchée par la vieillesse et la maladie
d’Alzheimer, ne reconnaît plus son fils qui vient la visiter ; une autre
protège son fils, pourtant meurtrier ; une autre encore, chanteuse de
cabaret qui se retrouve à la rue après avoir donné la vie à une fille et été
abandonné par le père, essaye de la retrouver ; un fils qui voit sous ses
yeux son père fusillé et sa mère et sa sœur violées par des miliciens, se terre
sans bouger…
E. Fouassier s’attarde à montrer comment chacun s’est enfermé
jour après jour dans son secret, dans sa folie, dans sa maladie, dans son
remords, dans sa timidité (comme cet homme « qui
n’a jamais su parler aux femmes » et qui fera demi-tour devant le « paillasson » de celle qui
l’avait pourtant invité dans son appartement !). Et aussi à montrer
comment les déchéances quotidiennes (de la vieillesse, par exemple), les
petites pertes d’humanité font qu’un jour on en est arrivé là ! Comment on
en arrive à s’éloigner des êtres les plus proches, de l’ordre social, de
l’ordre moral, de l’ordre logique, de l’ordre humain, devenant ou redevenant,
des animaux, des monstres…
Et pourtant ils n’en restent
pas moins humains !
C’est cette ambiguïté qui
nous rend ces personnages à la fois si proches et si lointains, car on comprend
bien qu’ils sont un peu de nous-mêmes et qu’un rien, un petit détail, un petit
événement de la vie, suffit pour les faire basculer (et nous également) d’un
ordre familier à un désordre non moins familier.
in Harfang N° 33
Morts thématiques, Éric Fouassier,
Editions Pierre Gallodé, 320 pages
Une dépouille au Panthéon… rien de plus normal. Mais
quand le cadavre retrouvé à l’extérieur du mausolée se trouve être celui du
grand mathématicien Lagrange… cela devient moins normal ! Surtout qu’il
porte, épinglé sur sa poitrine un étrange poème qui se révèle être une énigme
mathématique !
Le commandant Gaspard Gloux, qui doit faire face à
quelques problèmes personnels, va devoir résoudre cette équation à plusieurs
inconnues ! Car le mort du Panthéon ne tarde pas à faire des petits,
disséminés dans Paris. La mise en scène est toujours la même : le cadavre
est retrouvé dans un lieu en rapport avec la vie d’un mathématicien célèbre et
une énigme invite l’enquêteur à suivre le tueur dans un funeste jeu de piste.
Qui est ce mystérieux assassin ? Un tueur en
série ? Un illuminé ? Un dangereux maniaque ?
Jusque là connu comme nouvelliste, E. Fouassier se lance dans le thriller…
maîtrisant le suspense comme il maîtrise la chute, avec succès,
semble-t-il !
in Harfang N° 36
Rien
qu’une belle perdue, Éric Fouassier, Pascal Galodé éditeur, 368
pages
Preuve que les nouvellistes font aussi de bons
romanciers, Éric Fouassier après
avoir été primé dans maints concours (dont Harfang en 2003) et publié dans
moult revues (dont Harfang n° 22, 30, 32), signe un excellent thriller avec ce
troisième polar qui reprend le commandant Gaspard Cloux (passé de Paris à
Strasbourg et déjà présent dans Morts thématiques, 2009).
Sa recette : un parfait équilibre entre une
enquête, somme toute classique, qui prend l’actualité des violences en banlieue
pour toile de fond et une analyse psychologique d’un petit flic un brin
nostalgique. D’un côté, le cadavre d’un musicien retrouvé carbonisé dans un
coffre de voiture ainsi que le cadavre d’une ex-actrice porno sauvagement
torturée ; le tout sur fond de drogue et de prostitution… . De l’autre, un
pauvre flic, veuf depuis quelques années, qui élève difficilement sa fille de 8
ans et qui tente de renouer avec son amour de jeunesse !
Le plaisir de la lecture peut être pimenté par la
recherche d’une dimension plus politique qu’il n’y paraît au premier abord et
par la détection de petits clins d’œil cinématographiques…
Après 3 recueils de nouvelles (et 3 nouvelles dans
Harfang N°22, 30, 32) et 3 romans policiers (dont Morts thématiques et Rien
qu’une belle perdue), Éric Fouassier
s’est lancé un nouveau défi en écrivant un roman historique…
Il a choisi de mettre en scène le jeune chevalier
Bayard au moment de la mort du roi Charles VIII à Amboise en 1498. Retenant
l’hypothèse du meurtre (et non de l’accident) il s’autorise quelques entorses à
la vérité historique… tout en exploitant les flous laissés par la lecture des Mémoires
du Grand Chambellan Philippe de Commynes.
Alors commence l’enquête menée par Bayard, qui
deviendra bientôt le Chevalier « sans
peur et sans reproche », avec l’aide d’Héloïse (il fallait bien un peu
d’amour dans un monde où les envoûtements, les trahisons, les tortures, les
assassinats sont légion).
Le lecteur se laisse facilement charmé par la force du
scénario, par l’érudition (tant sur le langage parlé de l’époque que sur les
pratiques des apothicaires), par les réminiscences des films de cape et d’épée…
Tout à la fois roman de cape et d’épée, thriller, roman populaire, roman
historique, tous les ingrédients sont présents pour faire que le mélange soit
réussi !
in Harfang N° 40
Entre les Nouvelles
en trois lignes de Fénéon
et les Microfictions de Jauffret,
Luc Michel Fouassier propose ses Histoires
jivaro : 100 histoires de 100 mots... Histoire d’écrire la
quintessence de la nouvelle sur une boite d’allumettes comme en rêvait Hemingway ! Histoire de réduire
certaines têtes en brossant des portraits en deux mots et trois coups de gomme…
Cent histoires où l’ellipse
escamote des vies banales, « sans
histoires »… Cent histoires qui racontent les cent maux de la vie…
Voilà une chronique bouclée
sans histoire ! Pourtant quel mal de chien ! Quel mal de tête !
Deux maux de plus pour faire cent mots !
in Harfang N° 34
Les hommes à lunettes n’aiment pas se battre,
Luc-Michel Fouassier, Quadrature,
114 pages
La
nouvelle-titre peut ici servir de clé pour comprendre le comportement des
personnages des 16 nouvelles de ce recueil. Dans « Les hommes à
lunettes n’aiment pas se battre », il s’agit de montrer en quoi un
objet comme une paire de lunettes peut modifier le comportement d’un enfant
myope : il aura peur du ridicule, il aura peur de casser ses verres… Cela
peut modifier aussi le comportement des autres, amenant certaines réactions
stéréotypées.
Ainsi
dans chacune des autres nouvelles, Luc-Michel Fouassier
est à la recherche de ces enchaînements de faits, de ces concours de
circonstances, de ces engrenages infimes et complexes qui modifient peu ou prou
le cours d’une vie. Hasard ? Fatalité ? Tel objet, tel geste, tel
mot, apparemment anodin, a-t-il un sens ? Quelles en seront les
conséquences ?
Voilà
donc les petits faits qui interagissent les uns sur les autres comme un jeu de
hasard dans la « Rue des fontaines »… Voilà l’engrenage de la « Jalousie
chlorée » qui conduit Flo à désirer toujours plus que ses voisins,
jusqu’au jour où… Voilà l’effet surprise de la voix de « L’ordinateur
de bord » qui annonce l’incident technique… Voilà les « pages
de pub » qui viennent scander votre vie… Voilà enfin les retombées
inattendues sur la vie de la fameuse finale de tennis entre Borg et Mc
Enroe à Wimbledon en 1980 !
C’est
donc avec un art parfaitement maîtrisé que Luc-Michel Fouassier démonte les petites mécaniques qui font notre vie
de tous les jours. L’analyse est d’autant plus facile à partager qu’elle n’est
jamais pesante, alliant toujours le recul nécessaire et une légère pointe
d’humour… Les lecteurs de revues le savaient déjà puisque six de ces nouvelles
avaient déjà été publiées en revues (notamment dans Harfang N° 26 pour « Royan,
marée montante » et N°34 pour « Interstice »). Quant
aux autres lecteurs, porteurs de lunettes ou non, il y a fort à parier que la
lecture de ce recueil ne les laissera pas indifférents !
in Harfang N° 38
Un si proche éloignement, Luc-Michel Fouassier, Éditions Luce Wilquin, 144
pages
La
question posée est simple : le voyage permet-il de fuir sa vie et ses
problèmes, permet-il de trouver d’autres forces et d’autres valeurs ?
Entre la conception romantique du voyage exotique et la conception
baudelairienne du voyageur qui traîne son spleen avec lui jusqu’au bout du
monde… la réponse peut être de l’ordre de l’oxymore… dans un si proche
éloignement !
Car que fuit notre homme ? Son stress ? Ses
problèmes personnels ou autres douleurs ? Que recherche-t-il ? Il
l’ignore sûrement. Jusqu’au moment où une pierre vient se mettre sur son chemin
et le fait chuter du scooter de location ! Alors il découvre la nature, le
silence, l’amitié des îliens qui l’accueillent. Il découvre le
« trésor » caché, la quiétude… Perdu dans sa vie, il est parti au
loin en Grèce, il y a trouvé enfin l’essentiel, ce qui est au plus près
de lui : en reviendra-t-il ?
Stress ?
Problèmes personnels ou autres douleurs… ? Lisez ce livre simple et
attachant, poétique et épicurien… Et si les symptômes persistent, prenez un
billet (aller simple) pour Naxos !
in Harfang N° 40
Fragments
d’un fait d’hier, Luc-Michel Fouassier, Éditions Luce Wilquin, 144
pages
Pour son deuxième roman, L.-M. Fouassier prend le prétexte d’un fait divers qui a fait la
une des journaux parisiens d’avant guerre : l’assassinat de Laetitia
Toureaux le 16 mai 1937 dans un wagon du métro. Crime crapuleux ?
Règlement de compte ? Crime politique (la victime était liée à la Cagoule) ?
Ou bien crime passionnel (en 1962 dans une lettre anonyme un médecin a reconnu
avoir égorgé Laetitia par jalousie à l’époque où il était étudiant) ?
Le narrateur, touché « comme s’il avait eu lieu la veille » par ce « fait divers, vieux de plus de 60
ans », part donc à la recherche de nouveaux indices. Au hasard de
travaux effectués dans la maison de sa grand-mère Louise qu’il vient de
racheter sur l’île Fanac à Joinville sur la Marne, il découvre derrière une
plinthe, une lettre signée Laetitia adressée à Louise ainsi qu’un article avec
photo découpé dans un journal d’époque relatant le « crime du métro »…
Dès lors il n’a de cesse de faire revivre ce passé et
de comprendre les liens qui unissaient les deux femmes… Dans ses va-et-vient
entre hier et aujourd’hui, il ramène à la lumière du présent les guinguettes
des bords de Marne, les bals-musette et toute une population interlope :
les Jean, Pierrot, Raymond qu’il s’agit d’identifier à partir de photographies
d’époque. Parallèlement, d’autres lettres et photos anciennes viennent alors
comme des boomerangs révéler la réalité de faits plus sombres et dévoiler des
pans cachés de la vie des deux femmes.
Entre roman policier et roman familial, l’originalité
de ces « fragments d’un fait
d’hier » réside dans la manière utilisée par l’auteur pour tisser
finement les liens entre passé et présent, entre Laetitia et Louise, entre
faits réels et faits imaginés…
in Harfang N° 42
Pour son treizième ouvrage, Yves Frontenac propose 44 textes brefs où les
petits faits de la vie quotidienne entraînent souvent le lecteur dans un monde
fantastique. Deux veines différentes semblent donc irriguer ce recueil. L’une
où la grisaille du quotidien se colore quelque peu de rêves, de merveilleux ou
de fantastique… non sans quelque humour et acidité pouvant rappeler le style
des contes de Sternberg. L’autre,
plus réaliste, livre des instantanés –plus que des nouvelles- des scènes
photographiées sur le vif, des anecdotes brutes, directement sorties d’un
carnet de notes ou d’un journal intime.
Diamant aux feux obscurs, Yves Frontenac, Connaissance des Hommes, 154
pages
Depuis plus de 30 ans et à
travers 9 recueils de nouvelles (souvent très courtes, de 1 à 8 pages pour les
51 de ce recueil, comme celles publiées dans Harfang n°6 et 9), Y. Frontenac est en quête d’instantanés
qu’il note « le temps d’une fulgurance d’éclair ». Il
recherche la perle, la pierre rare, le « diamant aux feux
obscurs » comme l’annonce son dernier titre qui pourrait bien être une
définition de la nouvelle ! Il collectionne les rencontres avec des femmes
« de l’hiver de l’adolescence… au printemps de leur vieillesse » et
poursuit « ce dialogue sans commencement » qui l’amène à
s’interroger « pourquoi se résigner ? ». Il épingle le
papillon éphémère et herborise pour trouver les « fleurs en
Oisans », la plante unique au mode de reproduction extraordinaire dans
« Cryptogamie ».
Mêlant tous les genres et
les registres, passant de l’absurdité du fait divers dans « l’eau
courante du caniveau » à l’ambiguïté d’une rencontre fantastique dans « une
porte claque », passant de l’énigme du « sentiment
absurde » à l’humour de « à saute-fauteuils », Y. Frontenac fait feu de tout bois pour
transformer les escarbilles du quotidien en « diamants aux feux
obscurs ».
in Harfang N° 22
Outil à lame experte, Yves Frontenac, Connaissance des hommes, 68
pages
Sur la couverture -très
énigmatique- un chandelier, un couteau et une superbe chouette (Harfang ne peut
qu’apprécier… mais il s’interroge, comme tout lecteur !). Au-delà du flou
que l’auteur affectionne, le lecteur hésite entre un court roman et une longue
nouvelle, entre le réalisme d’une action contemporaine se situant au Nicaragua
et le fantastique qui semble habiter les personnages et les plier à des forces
de l’au-delà… ne serait-ce qu’à travers un pendentif talisman chargé d’un
pouvoir magique.
Et si le lecteur hésite
encore, c’est l’auteur lui-même qui intervient en cours de récit, puis le
narrateur, pour échanger sur la conduite des personnages et pour expliquer les
rouages de l’intrigue amoureuse entre Godefroy et deux femmes : Audrey et
Desideria.
Cette intrusion originale (à
ne pas confondre avec certaines stratégies narratives à la mode dans les années
60-70) donne au récit une grande vivacité et un style très incisif. C’est
normal pour Yves Frontenac (auteur
d’une vingtaine d’ouvrages, dont une dizaine de recueils de nouvelles) qui sait
manier la plume… comme un outil à lame experte !
in Harfang N° 28
Ondes de choc, Yves Frontenac, Connaissances
des Hommes, 112
pages
Avec ce
septième recueil, Yves Frontenac
défie toujours les classifications et les genres. Entre nouvelles et
chroniques, il entraîne son lecteur à travers journal, dialogue ou portrait
tantôt dans la réalité la plus quotidienne, tantôt dans les méandres les plus
fantastiques de ses propres rêves. Il excelle dans l’observation des hommes et
des femmes, et aussi des arbres et des rapaces. En une quarantaine de textes
aussi concis que ciselés, il va droit au but, épinglant les travers des uns et
des autres, taillant les dialogues à la serpe, débusquant les « étymologies
enracinées », comme celle du mot « stigmate » qui
appartient à la fois à l’humain, à l’animal et au végétal… Et ce n’est pas un
hasard si le recueil s’ouvre dans « Défi » sur l’éloge des
arbres pour se clore sur une réflexion écologique avec « Le Pin
d’hier ».
in Harfang N° 29
12
m3 de littérature en 25 nouvelles ! ?
Ce recueil nous montre qu’il est possible de trouver en un même recueil qualité
et quantité, brièveté et densité ! Il est vrai que la nouvelle qui donne
son titre à ce recueil (Prix Prométhée 2003) porte haut la valeur littéraire,
avec une valeur ajoutée de « créativité à l’état pur » :
c’est l’histoire d’Hugo, pigiste qui pond ses chroniques quotidiennes doublé
d’un critique littéraire en quête de l’œuvre du siècle… qu’il finira par
trouver sous la forme d’une palette de 2m x 3m x 2 m, remplie de volumes
« reliés de cuir vert sombre », signés par un même auteur chez un
éditeur inconnu ! Dès lors il ne vit plus que pour lire son trésor…
jusqu'à ce que mort s’en suive !
Légères
et graves, toutes les nouvelles de R. Fuentes
se situent dans une autre réalité, dans un monde poétique, souvent cocasse,
légèrement décalé, entre fantastique et absurde : tout bascule à partir
d’un détail, un objet, un mot… Les prairies volent, les œufs ronronnent avant
d’aspirer la mémoire de l’univers… L’acide du rêve attaque de la même façon les
plates banalités du quotidien et les reliefs de l’Histoire.
in Harfang N° 24
Contes et griards, Jacques Fulgence, Editions Nykta, 116 pages
Si l’on en croit le
titre, il s’agit bien de contes… quelque peu égrillards ! Quant aux « griards »,
inutile d’ouvrir un dictionnaire, l’avertissement au lecteur propose de
traduire ce mot « n’gouwali » par « cherche ce qui est caché
derrière » : nous voilà donc bien renseignés !
Si cela ne suffit
pas, il convient de lire l’entretien publié par les Cahiers de Libido
sémiotique sous le titre « Le Griard d’Oôkambé » qui explique le
concept de « griard » formulé par Mme Blanche-Blanche Boutefeu
et qui est considéré « comme le manifeste fondateur de la toute
nouvelle krypto-anthropologie salace ».
On
y apprend aussi, grâce aux témoignages des premiers navigateurs du XVIè
siècle partis pour le Nouveau Monde, l’existence de curieuses créatures
édentées appelées « les Apollines » dans l’île des Truies…
On découvre enfin
ce que les hommes et les femmes trop pressés n’ont pas le temps
d’observer : chaque « orgasme réussi laisse une petite marque
rouge à la pointe du menton ». S’ils savaient, les hommes laisseraient
tous pousser leur barbe et les femmes s’emmitoufleraient dans leur foulard.
Comme ce serait dommage !
On l’aura compris,
pour son sixième recueil, J. Fulgence trousse
des contes à double sens, côté pile des discours bon enfant, côté face des
incitations à quelques débordements libidineux… Mais jamais de mots crus ou
grossiers, jamais de situations obscènes ou perverses… seulement quelques jeux
de plumes et de langues jubilatoires.
in Harfang N° 26
G
Avec ces neuf histoires
cruelles sur l’entreprise… et ses dessous, C. Gansel
livre un premier recueil parfaitement maîtrisé.
Avec un peu d’humour et une
pointe de sadisme, il analyse les subtils engrenages des relations avec les
autres, qu’il s’agisse des rapports de pouvoir ou des rapports de soumission
dans le petit monde du travail.
Ainsi, pour qui assiste à « la
saillie », s’il s’agit du plaisir de voir comment le « regard
de tueur de l’étalon » se transforme avec le désastre de l’après
saillie, lorsque le fauve devient mulet… il s’agit aussi pour le patron d’une
grande société d’initier une jeune recrue à la remise d’un chèque en dessous de
table à un gros client !
S’agit-il de prendre en gros
plan la photo de l’araignée se jetant sur le criquet qu’on lui donne en pâture…
ou s’agit-il pour Stéphane de bien tisser sa toile autour de la jeune
scientifique qui l’a appelé avant de fondre sur sa proie à la manière de
l’« arachnée » ? Quelles sont les lois qui régissent ces
expériences de laboratoire ? « On ne peut pas prédire les
comportements d’une araignée. Tout est inscrit dans les gestes, dans la posture
de la victime. C’est elle au fond qui règle le ballet… » (p.118).
Pour mettre en parallèle ces
deux niveaux de réalité, l’auteur joue beaucoup sur le non-dit, l’implicite.
Comme pour ce directeur de logistique qui ne va à la selle qu’à dix heures
pétantes… jusqu’au jour où il lui faudra modifier ce rituel. Comme pour cette
jeune employée de banque qui mettra des années à comprendre ce qu’aller « aux
œufs » signifie et ce qui se passe dans le cagibi entre l’ascenseur et
la photocopieuse !
Une lecture à conseiller
dans les salles d’attente… et particulièrement avant les entretiens
d’embauche !
in Harfang N° 25
Scalpels, Charles Gansel,
Buchet-Chastel, 188 pages
Charles Gansel sait raconter des histoires qui
continuent à travailler l’esprit du lecteur, une fois le recueil refermé.
Personne n’a oublié les neuf nouvelles de son premier recueil Œufs
qui narraient avec beaucoup de cruauté et d’humour la vie quotidienne en
entreprise.
Dans ce second recueil,
l’auteur ouvre au « scalpel » dix abcès de honte que le temps
ne referme jamais. Il avoue avoir romancé les récits bruts qu’on lui a faits et
dont il n’a « gardé que l’essentiel, ce moment où la honte jaillit de
soi, comme le sang jaillit d’une plaie ou monte au visage ».
On se souviendra longtemps
de Chouquette, la petite tortue écrasée à peine offerte à Ghislaine pour
son anniversaire. Et aussi de Monique, la femme battue que son mari conduit aux
urgences.
Aussi diverses que peuvent
être les causes de la honte : mensonge, orgueil, argent, sexe… dans tous
les cas, « le temps s’arrête et nous sommes nus devant l’univers qui
ricane » !
Entre gêne et rire jaune, le
lecteur ne peut sortir indemne d’une telle lecture.
in Harfang N° 30
Hongrie, Anne-Marie Garat,
Actes Sud, 68 pages
Comme pour les précédents
volumes, il s’agit d’une sorte d’autobiographie décalée, à travers des images
liées à l’enfance, au grand-père, à la petite chambre dans L’Amour de loin en
1998, ou à travers le panorama des souvenirs liés à la naissance, au souvenir
du père dans La Rotonde en 2004.
Ici,
l’auteur détourne la tradition du blason qui décrit habituellement un objet,
une partie du corps, pour s’attarder à « un endroit où aller », à
partir de la question d’un
ami qui semble anodine : pourquoi dans son œuvre est-il tant question de la Hongrie ? Au fur et à
mesure des tours et détours de la conversation, la réponse intime se cherche au
fond des puits, parmi les cailloux, les nuages, entre la machine à coudre de la
mère et l’appareil photo du père, parmi les œuvres et surtout les livres et les
images qui composent le blason d’un
imaginaire. En filigrane, une réflexion éclairante sur l’œuvre entière et sa
genèse, où l’Histoire se mêle à l’imaginaire, où s’inventent les légendes, où se révèle ce qui doit être lu entre les
lignes !
Au pays de la
Mée, Charles Gautier, Siloë,
144 pages
En dix-sept nouvelles, C. Gautier a recueilli ses souvenirs d’enfance au “ pays de Mée ”, dans la
région de Châteaubriant. Il ne s’agit pas seulement de nostalgie ni de
régionalisme. Ce qu’il raconte s’est déroulé partout et à toutes les époques.
Avec l’Histoire pour toile de fond, la guerre et
l’occupation allemande, il s’attache à restituer les petites histoires
quotidiennes du monde rural. Reviennent alors tous les détails d’une vie qui a
disparu en quelques décennies sans que l’on y prenne garde.
D’abord dans “ Tout
grinçait dans la maison ”, ce sont tous ces craquements de la société
villageoise, avec la disparition des sabotiers, cordonniers et autres
bourreliers. Puis c’est la civilisation du cheval, des palefreniers et autres
maréchaux-ferrants qui laisse la place à “ la
301 de M. Bruchet ”, la 2 CV…etc. et aux mécanos de l’ère moderne.
Enfin, les laveuses, aux langues déliées, qui passaient leurs journées au
lavoir se taisent les unes après les autres, alors qu’apparaissent les
transistors, les premiers frigidaires
et autres machines à laver !
C’était le temps où le boulanger faisait encore sa
tournée quotidienne dans les hameaux les plus reculés ; où les enfants de
chœur boutonnaient leurs 18 boutons sur la soutane rouge avant d’enfiler leur
surplis blanc avant de connaître “ les
déboires de l’encensoir ” ; et où chaque dimanche, la messe
n’était que le prélude au rituel du Byrrh Cassis au Café de la Place !
Aujourd’hui tout est changé. Et C.
Gautier de conclure qu’en ce temps là, “ les
gens simples avaient une vie simple. Ils s’en contentaient ” !
in Harfang N° 21
Trois grains de beauté, Pascale Gautier, Joëlle Losfeld, 152 pages
Romancière et nouvelliste,
avec Folies d’Espagne (Julliard, 1995 et Harfang N°9 pour la
nouvelle titre), P. Gautier
raconte ici une histoire de haine entre deux frères sur fond de guerre.
L’histoire d’un homme
est-elle déjà inscrite dans les mythes et les constellations d’étoiles, dans
l’héritage génétique et la combinaison de gènes ? Ou bien est-elle le
fruit du hasard, de la rencontre presque surréaliste d’un cheval et d’une jeune
femme appelée Maria Adams ? Le destin s’inscrit-il alors sur son corps
sous la forme de trois grains de beauté qui sont comme « une
signature de velours sur une peau de lait » ?
L’histoire pourrait se
raconter comme une promenade dans le début du XXè siècle, celle de
Léon et Hippolyte Duc, seuls survivants d’une famille où depuis des
générations, il n’y a que des fils qui ont la détestable habitude de mourir en
bas âge. Léon est le fils préféré de la mère ; Hippolyte le préféré du
père. Ils se méfient l’un de l’autre : « Méfie-toi d’Hippolyte. Il
est comme ton père. C’est de la mauvaise graine, de celle qui se croit sortie
de la cuisse de Jupiter. Ne rêve pas. Le rêve tue. N’espère pas.
L’espérance empoissonne » (p. 36).
Les deux frères traversent
la guerre 14-18 : Léon y laisse un bras, Hippolyte y perd son cheval
préféré Brillador pour en trouver un autre qu’il sauve de l’enfer. Faisant
corps avec sa monture, il semble traverser les violences de l’Histoire comme un
Centaure… avant de s’embarquer pour les U.S.A. où il rencontre Maria et ses trois
grains de beauté… pour le meilleur et pour le pire !
La haine entre deux frères,
c’est une histoire vieille comme le monde, que l’on pense à Abel et Caïn dans
la Bible ou que l’on pense à Pierre et Jean dans Maupassant… Les références littéraires, plus explicites, ne
manquent pas : à Proust, à Céline ou à Apollinaire. Les retours de certaines petites phrases comme
des leitmotivs servent alors de destin aux personnages…
Entre mythe et réalité,
entre Histoire et littérature, P. Gautier
signe là une tragédie d’une sobriété toute racinienne.
in Harfang N° 25
Saluons
la réédition de ce premier recueil publié par P. Gautier en 1988, qui offre ainsi au lecteur quelques clés
pour lire les ouvrages qui ont suivi.
Dans chacune de ces sept
histoires de Moribondes, une femme s’ennuie depuis sa naissance et
n’attend plus que sa mort. C’est cette mort annoncée… mais dont l’arrivée
inopinée est toujours surprenante et différente, qui constitue l’originalité et
la chute des sept nouvelles !
Ainsi la douce Philippine (née
un dimanche !) finira par se taillader les veines dans son lit. Louise,
enfin de retour au pays, se noiera. Pénélope, que tout ennuie : son mari
Édouard, ses enfants, les voisins, les chiens… sautera par la fenêtre pendant
la sieste d’Édouard. Line disparaîtra sans laisser de traces. Quant à Pepita,
la fille du charcutier, qui fait mourir tous les hommes qu’elle approche… son
destin basculera le jour où elle prendra le volant de la Jaguar ! Lilith,
qui vient de fêter ses 112 ans, se laissera finalement mourir de faim dans son
fauteuil. Enfin Laure connaîtra avec Hippolyte une fin digne de Roméo et
Juliette !
Devant la grisaille de leur
vie vide de sens, ces sept femmes ont choisi le suicide. Elles s’en vont sans
un bruit, sans un cri, sans un mot de révolte. Et leur geste n’a ni plus ni
moins de sens que de cueillir la première pervenche de l’année.
Sept suicides comme sept
fleurs « portées à la boutonnière », sept histoires poétiques
où le style de P. Gautier permet
de mêler le grave et le léger, la vie et la mort sans aucune dramatisation.
in Harfang N° 26
Fol accès de gaîté, Pascale Gautier, Éditions. Joëlle Losfeld, 172
pages
Difficile d’étiqueter
certains ouvrages ! Et tant mieux, car c’est qu’ils échappent aux cases et
aux classifications ! Devant Fol accès de gaîté, l’on hésite
entre des appellations aussi différentes que roman baroque ou surréaliste,
roman noir ou à l’eau de rose, roman feuilleton… etc. À moins qu’on parle de
conte ou de fable moderne ?
D’abord parce que dans cette
histoire, plusieurs mondes semblent cohabiter, plusieurs niveaux de réalité se
côtoient et se mêlent en des moments de pure poésie. Certes, la réalité
sociale, géographique, politique est bien présente à travers les banlieues, le
RER, la télé-réalité et les manifestations, mais elle est souvent tournée en
dérision. Parallèlement, certains clichés sont retournés : l’amour réduit
au sexe dans la littérature contemporaine est ici folle passion amoureuse,
à mi-chemin entre le conte de fée merveilleux et le romantisme le plus pur.
Et si le monde est noir,
chaque personnage garde dans sa tête une petite lueur rose, un rêve, une étoile
que dans sa folie il cherchera à atteindre. Mais ne dévoilons pas la fin !
D’ailleurs résumer un tel livre serait périlleux et nous éloignerait de
l’essentiel. Car si les différentes intrigues qui s’entremêlent sont minces à
l’origine, elles se chargent de sens au fil des pages. Si Monsieur Ploute œuvre
dans l’ombre pour faire disparaître tous les chiens qui
« encrottent » la ville, Monsieur Félix cherche son chien Julien,
pendant que Madame Liu fait fortune avec ses petits pâtés, pendant qu’Agata et
Achille (fils de Mr Ploute) filent le parfait amour et que… Et finalement tous
se retrouvent !
Cependant, à mi-chemin de
l’histoire, un autre monde, souterrain, est révélé au lecteur : celui des
catacombes et des égouts, là où la mort et la merde sont l’envers, le pendant
exact de la vie et de l’agitation de surface. « Mais dessous, demain
sera dessus ! Voici le néant ! Nous courons vers notre mort et ne
voulons rien entendre. Nous avons perdu notre imagination. Nous sommes devenus
de tristes machines ». Discours qui ouvre d’autres perspectives et
évite le piège du manichéisme réducteur et moralisateur.
L’essentiel est donc
ailleurs, dans la liberté de ton présente d’un chapitre à l’autre, dans le
style flamboyant qui offre un feu d’artifice de métaphores à chaque page !
Voilà un roman brillant, modèle d’un genre nouveau qu’il faudra désormais qualifier
de pyrotechnique !
in Harfang N° 28
Les amants de Boringe, Pascale Gautier, Collection
« Arcanes », Éditions Joëlle Losfeld, 224 pages
Ceux qui apprécient les
fantaisies baroques de Pascale Gautier
où l’on passe de l’humour au drame, de l’ironie au fantastique, où se mêlent
les genres, poésie, tragédie et même épopée homérique, où Queneau rejoint Rabelais et Lautréamont
Shakespeare, se réjouiront de
cette édition, revue et corrigée, des Amants de Boringe
qui annonçait dès 1997 Mercredi et Fol accès de gaîté !
Boringe,
domaine entre rêve et réalité, voit naître deux jumeaux, Hélène et Alexandre
dont la mère meurt et le père est inconnu. Sur leur berceau se penchent la
sage-femme pythonisse « aux yeux jaunes » qui leur jette un
mauvais sort, les trois tantes Adélaïde, Agathe et Anasthasie, régulièrement
touchées par des crises d’hystérie et de mysticisme, et enfin la bonne fée
tutélaire Perpetua qui remet de l’ordre dans la maison à « coups de
pied dans le derrière qui calment les esprits » et « grâce à
son talent inégalé dans le registre des pets ».
Dès lors, l’œuf
primordial étant brisé, les deux héros peuvent-ils en ce lieu échapper à leur enfance, à leur
éducation, à leur destin ? Quittant le mythe pour la réalité, Hélène
(responsable de tous les maux, comme dans la Guerre de Troie) s’exile à
Paris et connaîtra le petit monde de l’édition avec l’écrivain Anatole Schloupe
et se consolera dans les bras de Narcisso del Palabras, avocat des causes
perdues. Mais attirée comme par le « chant des sirènes »
au fond d’un petit bar parisien, elle retrouvera son père, Achille
Tuloeuf (peut-on échapper au destin inscrit au cœur même de son nom ?) et
sa compagne Sententia qui ne parle que par proverbes qui sont autant de sentences
prononcées par quelque tribunal de l’au-delà. Il ne lui restera qu’à retourner
à Boringe, à retrouver Alexandre devenu veuf, père d’une petite Hélène. Avec ce
retour, l’histoire d’un inceste impossible et pourtant programmé peut enfin se
boucler, Hélène brodant d’un fil noir la tapisserie qui représente Alexandre
éventré par un sanglier.
Sorcières ordinaires, Michèle Gazier,
Calmann-Levy, 184 pages
En effet, allez donc savoir ce que fait Maria, la
catalane, petite diablesse aux cheveux roux, avec ses poules ? allez
savoir à quelle cuisine, ou à quelle alchimie se livrent Sofia et Carlotta au
fond de leur maison ? allez savoir pourquoi Linda, l’américaine, ne rêve
qu’en français ? allez savoir si Fina, la belle auto-stoppeuse montée sur
la route de Sintra, est un mirage
portugais ? allez savoir enfin quelle est la vraie Olga, la voyante,
l’espionne, la peintre… celle du Portrait
de femme en rose et rouge ?
Voici donc 7 portraits de femmes comme M. Gazier sait si bien les brosser… 7
portraits de sorcières ordinaires
auxquels il faudrait ajouter celui de Léone dans Fantôme d’une femme (paru dans Harfang
N° 13) qui fait bien partie de cette même galerie.
in Harfang
N° 14
Amours défaites, Antoine Georges,
Siloë, 128 pages
Voici sept nouvelles atypiques qui sont comme un
hymne à la vie. Sept nouvelles pleines d’humour et d’une pointe de cynisme pour
ceux qui ont su, savent ou sauront un jour sortir des rails de la vie
quotidienne. Sept nouvelles remplies des surprises qui sont le sel de la vie.
Sept nouvelles où l’amour n’est pas un long fleuve tranquille. Ainsi que
feriez-vous, Madame, si vous ne pouviez plus voir votre mari volage qu’en
prison et qu’un jour sa maîtresse vous demande d’organiser sa fuite avec
elle ? Que feriez-vous, Monsieur, si vous rencontriez une auto-stoppeuse,
en pleine nuit, sous un déluge ?
Sept nouvelles à lire par tous ceux qui ne se
contentent pas d’une vie sans rêves, d’un quotidien sans espoir de lendemains
vibrants, d’une sagesse sans le brin de folie qui lui donne tout son
prix !
in Harfang N° 27
Avec ce « petit
dictionnaire », René Godenne
a écrit un ouvrage plaisant à destination de tous les « amoureux
de la nouvelle ».
Repoussant la polémique sur
les définitions et les théories, revendiquant haut et fort la plus grande
subjectivité entre quelques moments d’humeur et autres moments d’humour, il se
fait toujours le pourfendeur des préjugés et des clichés sur la nouvelle.
Dès la lettre A, les
premières entrées donnent le ton :
- Abbé Pierre de la Nouvelle, tel est le surnom qui fut
donné à l’auteur dans les années 90 et qui selon lui « dit tout sur
l’état calamiteux » de la nouvelle !
- ANSE : association des nouvellistes sans
éditeurs. Très nombreux membres. Flaubert
lui même n’aurait pas renié une telle définition.
- Arland Marcel. Une œuvre tombée
dans l’oubli. Dommage.
En connaisseur et historien
de la nouvelle francophone, R. Godenne
essaime, au fil des pages, des références rares à des auteurs ou des recueils à
(re)découvrir, des citations érudites ou insolites que l’amateur de nouvelles
aura plaisir à glaner… Comme Le Nouvelloscope de Maurice Trogoff (1971) ou cette définition
d’Ambrose Pierce : « Roman :
nouvelle considérablement rembourrée »…
De grand liseur
de nouvelles, l’auteur sait ici se faire grand passeur de nouvelles
dans le but de « faire aimer et faire lire la nouvelle » à un
public qui dépasserait le cercle des amateurs déjà acquis à la cause.
in Harfang N° 31
Ce
recueil est composé comme un triptyque autour des « trois âges de la
vie » et de trois expériences symboliques qui structurent une vie :
enfance, adolescence, âge adulte… et qui renvoient sans doute à quelques
éléments autobiographiques transposés, sublimés par une écriture poétique
caractérisée par la retenue et la suggestion. (Certains lecteurs se
souviendront peut-être de « L’herbe, ce vertige », superbe
nouvelle primée par Harfang en 2003).
La
petite fille du premier récit doit « s’élancer » pour jouer à
la marelle et aussi pour réciter un poème de R. G. Cadou… en classe, elle s’identifiera à une chouette harfang
dont elle lit les caractéristiques : « acuité visuelle
remarquable, ouïe incomparable, rapidité pour fondre sur sa proie… »
mais aussi « capacité à rester immobile pendant des heures » car
pour elle « réciter/lire/écrire c’est là où elle arpente sans
s’élancer » (p. 19).
Le
deuxième récit raconte un épisode de « la guerre d’Algérie »
où le jeune D., blessé dans une embuscade en Kabylie, est devenu aveugle. Sa
mère, Constance, le guide de sa voix et devient alors son regard pour « regarder/dire/décrire »
ce qu’il ne voit plus (p. 54).
Dans
le troisième récit intitulé « de ce qui rôde et se dit », on
comprend l’importance de la voix… qui devient le premier critère pour choisir
un analyste quand il s’agit à l’âge adulte de « re-trouver »
sa v(o)ie !
Trois
nouvelles qui se nourrissent de références littéraires sans ostentation. Trois
nouvelles qui fouillent au plus profond de soi et qui font l’archéologie de
tout ce qui pousse à « dire / lire / (s’)écrire ».
Trois
nouvelles qui essaient de saisir tout ce que les sens, notamment la vue et
l’ouïe, essayent de faire passer entre ces « rivages du désordre »,
entre le monde extérieur et le monde intérieur…
Photographies sur couverture
rose fluo, photographies noir et blanc à l’intérieur : l’objet ne passe
pas inaperçu… Agression ? Séduction ? Quelle stratégie pour présenter
ce premier recueil d’une nouvelle maison d’édition « Les petits
matins »… et premier recueil de L. Gruber,
déjà remarquée dans la revue Rue Saint Ambroise ?
Provocation ? ou
incitation ? Le titre permet de pénétrer dans ce volume et de constater
qu’il s’agit bien de douze histoires d’amour, qui s’attardent sur les
« premières fois » : première approche, premier tête-à-tête (Nos
mots), premier baiser, découverte de la vie à deux… avant que l’habitude
s’installe. « Les premiers temps ils s’étaient bien marrés »
(p. 19). C’est après que tout se gâte… quand on en arrive à L’ultime souper
ou La crise n°54 !
Douze histoires d’amour à
faire soi-même,
car tout le monde peut se retrouver à travers les stratégies ratées, la
mauvaise foi, la maladresse, comme dans Après coup, le petit billet
laissé sur la table après la première nuit d’amour.
Se pose alors la question
des modèles à imiter : faut-il comme Élise et Éric écouter à travers le Mur
mitoyen le couple voisin et parodier leurs scènes de ménage ? Faut-il
copier ce qui se passe dans les films ou les romans ? Finalement, il faut
bien se rendre à l’évidence, il est difficile de s’identifier à « toutes
ces nanas magnifiques avec leurs jambes interminables et tous ces mecs
burinés… » (p. 139).
Douze histoires d’amour,
c’est-à-dire douze histoires de séduction, (souvent) et d’agression
(aussi) ! Alors chacun cherche le mode d’emploi. Sur un ton humoristique
et quelque peu acide, ce recueil offre quelques recettes « modernes »
de ce qu’il faut faire et ne pas faire. Au lecteur de tester et de juger !
in Harfang N° 26
Cette nouvelle édition, revue et augmentée, du guide pratique de l’écrivain, paru en
1977, est un événement majeur. Toute personne qui écrit se doit de posséder, à
portée de main, cet ouvrage aussi important qu’un dictionnaire avant même de
s’installer devant son écran d’ordinateur…
En quatre parties (comme il y a quatre évangiles),
c’est une véritable Bible pour l’écrivain. Tout y est traité : des
conseils d’écriture qui ne sont en rien des recettes d’ateliers de scriptothérapie, mais qui rappellent
qu’écrire est une passion qui doit tenir compte de règles précises et
professionnelles ; des informations essentielles –et trop souvent
ignorées- sur les relations entre écrivain et éditeur…
Pour ce faire, Jean Guénot
a l’autorité et la compétence de celui qui met en pratique en tant
qu’enseignant, écrivain et éditeur, mais qui a aussi la force de celui qui
n’appartient à aucun clan, groupe ou parti et l’indépendance de celui qui sait
repousser le chant des sirènes. Enfin, et ce n’est pas la moindre qualité, le
sérieux du propos n’empêche pas l’humour dans le style… ce qui fait que ces 500
pages ne ressemblent en rien à un pensum et se lisent avec jubilation (car la
lecture et l’écriture se conçoivent ici sans douleur).
Alors adeptes des Quatre
évangiles selon Guénot pour
les croyants ou de L’écriture sans
douleur selon le bon docteur Guénot
pour les matérialistes, dépêchez-vous de vous procurer cet ouvrage
indispensable, toutes affaires cessantes.
in Harfang
N° 15
Couvard & Ratinet, J. Guénot, dialogues, Ed. Guénot, 272 pages
Jean Guénot s’est illustré dans tous les genres : roman,
nouvelles et pièces de théâtre. Ici, en maître du genre court, il s’illustre
dans des petites formes : 4 à 5 pages pour les 32 monologues de Solos
noirs et les 32 dialogues de Couvard & Ratinet, soit
cinq minutes pour les adaptations radiophoniques qui ont été réalisé pour
France Bleu (interprétées entre autres par J. Guiomar
et C. Piéplu).
Outre les contraintes de
brièveté et d’oralité, il s’est aussi imposé la couleur « noire »,
très à la mode ces dernières années pour ses monologues, histoire de tirer à
vue sur toutes les petites bassesses de notre société moderne, histoire « de
tirer vers le bas dans des endroits de l’âme souillés par la crasse des
villes ». Chaque texte plonge le lecteur (ou l’auditeur) dans le monde
raffiné des petits assassins, mais à la fin, c’est toujours le lecteur qui est
roulé dans la farine !
Quant à Couvard et Ratinet,
en grands spécialistes de l’œuvre de Flaubert, en encyclopédistes de salles
d’attente et de files de touristes, ils ont réponse à tous les sujets de notre
vie moderne. Ils parlent de la pluie et du beau temps au bureau, se donnent des
conseils pour maigrir, échangent leurs souvenirs de vacances. Devenus
comédiens, « intermittents du spectacle », ils s’affrontent même pour
une place de Père Noël… Puis l’un devenu clochard peut enfin rappeler à l’autre
devenu fonctionnaire leur passé commun de cancres sur les bancs de
l’école !
Exercices de style
périlleux, qui peuvent en rappeler d’autres et qui répétés de manière quasi
quotidienne, deviennent une véritable leçon d’écriture.
in Harfang N° 22
Mot compte double, Françoise Guérin, Quadrature, 120 pages
La nouvelliste lyonnaise,
lauréate de notre concours 2004, fait son chemin en publiant un recueil dans la
maison d’édition « nouvelle » Quadrature !
Tout au long des seize
nouvelles, l’auteur nous emmène là où les mots manquent le plus. En ces lieux
(in)hospitaliers où chaque mot est un combat contre le silence de l’exclusion,
de l’autisme, ou du coma. En ces lieux de souffrance où il faut trouver les
mots qui accompagnent les fins de vie. En ces lieux d’interrogation où les
dessins de fleurs remplacent les mots de Noémie, où les mots
« papillons » de Claire, femme battue, la délivrent chaque lundi d’un
mari alcoolique et où l’assassin n’a rien à dire… justement puisque son crime a
été le seul moyen de dire ce qu’il n’a pu dire autrement.
Restent les mots répétés :
les « tu verras » du grand-père, les « ouvre la
bouche ! c’est bon… » prononcés une première fois par la mère
dans l’enfance et qui « comptent double » le jour où ils sont
prononcés par la fille qui gave sa mère en fin de vie de « Tiramisu et
vieilles rancœurs » jusqu’à la faire crever.
Magie des mots qui sauvent,
cruauté des mots qui condamnent. Ici chaque mot « compte double »,
c’est une question de vie ou de mort.
in Harfang N° 30
Un dimanche au bord de l’autre,
Françoise Guerin, Atelier du Gué,
136 pages
Ce
qui retient d’emblée, c’est la double unité qui préside à la composition du
recueil : la première est d’ordre thématique puisque les treize nouvelles
sont liées à l’univers psychiatrique ; la seconde, plus générique, lie les
textes entre eux par une sorte de « fil rouge », sous la forme d’un
« feuilleton psychanalytique » et sur le mode de la parodie, où « une
femme de ménage intérimaire profite d’un divan vide et raconte sa vie au
plafond, entre deux coups de balai ».
Treize
passages entre deux mondes, comme autant de ponts fragiles reliant une rive à
l’autre, comme autant de fils éphémères menant d’un bord à l’autre.
Chaque nouvelle est tendue entre vérité et mensonge, raison et déraison, fou et
garde-fou. Entre gravité et humour aussi, maintenant le lecteur en une tension
constante entre les rires et les larmes !
En
effet que penser de ce doberman qu’une patiente impose au thérapeute à côté du
divan pendant les séances et qui s’avère être un « fin
psychologue » capable de faire « les interprétations à la
place du psychanalyste » ?
Que
penser de l’attitude paradoxale d’une mère qui semble exemplaire près de son
enfant hospitalisé quand on comprend qu’elle se comporte comme une petite fille
qui joue à la poupée, qui finit par « la casser » et
s’empresser de la remplacer par une autre ?
Que
penser de la confusion mentale qui envahit cette vieille femme lors de son
installation dans une maison de retraite qu’elle vit comme son arrivée à la
colonie de vacances quelques décennies auparavant ?
Que
penser enfin des psychanalystes eux-mêmes, quand l’un d’entre eux est pris à
son propre piège sur son divan ?
F.
Guérin semble penser que « beaucoup
ont franchi les limites de la raison, marché en funambule sur les rives du
Styx, franchi les portes de la folie » (p. 71).
Au
final, un recueil qui explore nos peurs, nos limites, nos fantasmes, qui nous
semblent à la fois très loin sur l’autre rive et très proches si l’on y
réfléchit un tant soit peu.
Le diable bat
sa femme et marie sa fille, Françoise Guyon,
Rives Noires, Siloë, 232 pages
Pour ce premier roman (après
le 2è prix Harfang 2002), F. Guyon
offre au lecteur un conte noir,
initié par la formule traditionnelle : « Il
était une fois, sous un pont, trois malheureux bougres ». En fait trois diables barbus, nommés l’Abbé, Baudelaire
et le Parisien et appartenant bien à notre société contemporaine. Tout comme
Amina, logée dans un taudis, tabassée par son mari Abdallah, exploitée dans son
travail de « technicienne de
surface » à l’Université toute proche, éternellement inquiète pour ses
fils Kamal et Aziz . Voilà pour le décor et la critique d’une société qui
fabrique l’exclusion !
Quant à l’histoire, elle
commence lorsqu’une nuit, Baudelaire, quelque peu suicidaire, voit un paquet
tomber du pont. Le lendemain, le fait divers est à la une des journaux « Pont du Diable : l’horreur était
au rendez-vous. Un maghrébin de 18 ans enroulé dans un tapis est jeté du
pont… ». Les diables barbus sont des coupables désignés d’office. La
cavale est leur seule issue. Voilà pour la critique d’une presse… pressée à
fournir des coupables selon les préjugés dominants !
Alors l’enquête commence. Et
ce sont Amina et Baudelaire qui en seront les chevilles ouvrières. La victime
étant Kemal, Amina va le visiter à l’hôpital où elle rencontre l’Abbé qui vient
visiter Baudelaire. D’un côté, Amina découvre, en faisant le ménage chez une
responsable de l’Université, des articles de journal surlignés ayant un rapport
évident avec l’histoire du Pont du Diable. De l’autre, Baudelaire et ses amis
découvrent les activités suspectes de certaines boites de nuit de la côte
d’Azur qui les mènent sur la route du Club de la Cène, avec son grand Maître,
son site internet où sexe et mystique se mêlent en une étrange communion,
l’eucharistie ou « le partage de la
chair » ! C’est bien dans ce trafic de chair que Kamal a failli
laisser sa peau.
Voilà pour la critique d’une
société pervertie par de fausses valeurs où élite et bas fonds se livrent à des
actes aussi étranges qu’inhumains.
Le dénouement se situe un 31
décembre en Bretagne et c’est un tremblement de terre qui permettra de dévoiler
la réalité… Fin peut-être moins crédible ? Mais après tout, c’est un
conte… et tout finit bien pour ces exclus qui retrouvent une dignité en
accédant à la vérité et même au bonheur… avec les amours d’Amina et de
Baudelaire !
in Harfang N° 23
Les enfants sont faits pour grandir, Françoise Guyon, Siloë, 80 pages
Recueil de douze textes qui
s’égrènent comme un chapelet : nouvelles d’une dizaine de pages alternant
avec des brèves de quelques lignes. La violence faite aux enfants comme un fil
pour relier ces quelques perles qui se transforment, selon les cas, en billes,
balles, ballons ou en bombes !
Aziz, amoureux de Leïla et
de ses yeux « comme des agates », oublie la guerre et ses
bombes pour courir après le ballon… avant de tomber sous les balles ! Tout
cela sous l’œil des caméras. Que l’on tue chez nous en 1914 (dans la nouvelle « Promenade
sous bois » primée par Harfang en 2002, HS n°7) ou au loin en
Afghanistan, à Kaboul (dans « Jour de grand bleu, 6 décembre
2003 ») ou que l’on viole les enfants à notre porte… à chaque fois,
les adultes sacrifient leurs propres enfants et les condamnent à ne pas
grandir.
Passant d’un registre à
l’autre, F. Guyon termine par un
conte d’espoir où la lune demande au soleil de « laisser grandir »
les enfants.
Chapelet donc, où chaque
texte est une prière pour que cessent les guerres, les violences, les viols,
les trahisons que les adultes font subir aux enfants !
in Harfang N° 25
H
Les
scaphandriers de la rosée, Hubert
Haddad, Fayard, 352 pages
Le travail de critique d’Hubert Haddad est un travail de
« passeur » : il passe les œuvres de la rive de l’auteur à celle
du lecteur. Ainsi il donne à lire et révèle Michel Fardoulis-Lagrange, Julien Gracq,
René Magritte et bien d’autres.
Son dernier essai va encore plus loin pour explorer
certaines œuvres dans leur profondeur, dans leur dimension métaphysique et
abyssale, pour ne remonter à la surface que les éléments essentiels, originels.
Il remonte ainsi jusqu’à la source, dévoilant alors le
mythe qui est à lire au cœur de l’œuvre et de l’auteur. Ainsi il analyse
superbement le mythe colombien et personnel de Gabriel Garcia Marquez dans une œuvre où l’histoire se mêle à la
fiction, où l’autobiographie se mêle à l’ethnologie… Mais il lit aussi à cœur ouvert les œuvres de Paul Gadenne ou de Claude-Louis Combet… et aussi de Poe, Maupassant, Junger, Daumal…
Une analyse brillante qui permet au lecteur
d’approcher l’œuvre en l’abordant au plus près et qui donne envie de lire, de
relire… Un seul reproche toutefois pour celui qui voudrait en savoir plus et
commencer à naviguer en solitaire : l’absence totale de notes, de
citations précises, de références bibliographiques qui permettraient de mieux
se repérer.
in Harfang N° 18
H. Haddad quitte
ici les sentiers de la fiction pour essayer de saisir la réalité, celle de la
vie, de sa vie, de la mort, celle des autres qu’il a croisés et qui le hantent
aujourd’hui. Ici, il se livre pour se délivrer et l’écriture est sa planche de
salut. Comme le demandait naguère Leiris,
l’écrivain se risque sur un terrain où il faut affronter la « corne de toro », où chaque
mot est une question de vie ou de mort.
Mais l’écrivain peut-il écrire « à la vitesse de la lumière » pour ordonner tous les
signes dont la vie est parsemée, pour dire cette tragédie qui le « talonne depuis l’enfance »
(p. 79), ce cortège des morts où le deuil est son ombre : suicide de son
frère Michel, mort de son père, de sa mère, de sa compagne… jusqu’à la
défenestration en 2000 de Miriam à laquelle ce livre est dédié. Dans
l’algorithme des rencontres, il faut remonter en 1992 dans un train pour
trouver l’origine de cet échange entre Hubert l’écrivain et Miriam la jeune
fille, éternelle étudiante, entre « la
petite fille perdue » et le « vieillard
aveugle » où l’on peut reconnaître le couple mythique d’Antigone et
d’Œdipe. Commence alors une correspondance où chacun s’aperçoit qu’il est une
part de l’autre. Échange bien réel cette fois, qu’H. Haddad avait essayé de transposer sur le mode métaphorique
en 1995 dans un superbe roman (Le Bleu du Temps, Zulma) narrant la
rencontre d’un peintre et d’un jeune fille qui veut devenir son modèle au
moment où celui-ci veut passer du réalisme à l’abstraction.
Dans les deux cas, l’écrivain n’a de salut qu’en
élevant « une statue de mots qui
prendra vie ». La biographie et l’autobiographie devenant les seuls
moyens de sublimer la mort et la vie.
in Harfang
N° 19
Quelque part dans la voie lactée, Hubert Haddad,
Fayard, 168 pages
Prolixe avec quatre recueils en cinq ans, Hubert Haddad n’en allie pas moins la qualité à
la quantité dans le domaine de la nouvelle fiction et de la nouvelle
fantastique. Ce nouveau recueil composé de onze nouvelles nous plonge dans un monde
de mythes et de légendes. Que ce soit le mythe de la déesse Fortuna dans La cérémonie du serpent ou la légende de
Saint Quentin, dont le corps est retrouvé par la jeune romaine aveugle Eusébie
dans Les cinq sens de la colombe.
Hubert Haddad
développe là une esthétique baroque où la vie réelle et la vie rêvée se mêlent,
où les personnages se métamorphosent, où les époques se télescopent, où les
références littéraires renvoient aux références picturales ou
cinématographiques.
Ainsi dans L’Arlequin
de Vérone, se mêlent les Amants de Venise et la Princesse au Bois dormant,
et l’héroïne se demande justement si "on
peut mourir en rêve" ? Dans Le
Robot mélancolique, l’automate de Maître Zacharius nous rappelle un certain
Jules Verne, et Thomas de Quincey croise du côté de Whitechapel
l’ombre de Jack l’Eventreur. Dans Absentia,
l’absence d’une jeune femme dans l’atelier du peintre semble se concrétiser
dans quelque tableau de Magritte
tandis que dans Métamorphose du cavalier,
une autre jeune femme semble hantée par Le
Cavalier Bleu de Kandinski.
Enfin c’est bien sûr au théâtre que la magie opère le
plus, que l’illusion peut rendre réelle la fiction. Dans Un diable sans invention, un pauvre vieillard est métamorphosé
chaque soir sur scène en un Faust génial, pour lequel "l’illusion exige un renouvellement quotidien du contrat".
Ce qui pourrait bien être la devise de tous les personnages rencontrés quelque part dans cette "Voie
Lactée", ce qui n’est pas sans rappeler aussi le cinéma de Bunuel ou de Fellini.
in Harfang N° 20
Le
peintre d’éventail, Hubert Haddad, Zulma, 192 pages
Les haïkus du peintre d’éventail, H. Haddad,
Zulma, 144 pages
Dès la première page, le lecteur est
plongé dans un Japon traditionnel où le narrateur, Xu Hi Han, raconte
l’histoire de Matabei qui s’est retiré à la campagne, au nord de l’île
d’Honshu. Entre mer et montagne, forêt et campagne, on découvre avec lui les
quelques habitués de la pension de Dame Hison, notamment la belle Enjo que
chacun poursuit et Osaki Tanako, le vieux jardinier qui peint des éventails et
écrit des haïkus. Le jardin devient le lieu de rencontres. Dans son atelier, le
vieux peintre initie Matabei à l’art du jardin « ce visage en méditation… tourné vers le ciel » et celui
des éventails où il faut saisir « en
quelques traits la formule vide de l’instant ». À sa mort, Matabei
décide de poursuivre la tâche du maître « sans
défigurer le jardin » en découvrant que « le manuel du parfait jardin se nichait dans les pliures de ses
éventails ».
La prose poétique d’H. Haddad
permet alors d’imaginer un Japon d’un autre âge, un monde de sérénité où les
hommes et la nature vivent dans un « harmonieux
vertige » comme « l’arbre
entre l’herbe et l’étoile ». Mais cette estampe colorée d’un Japon de
rêve est soudain mise à mal par l’irruption de la réalité la plus brutale et la
plus récente… sous la forme du séisme de mars 2011, suivi du tsunami et de
l’explosion de la centrale de Fukushima. La nature est défigurée et c’est dans
des paysages dévastés où errent quelques survivants que Matabei recherche Enjo
et retourne à l’atelier du vieux peintre. Il reprend les éventails délavés et
décide de « reconstituer feuille
après feuille, page après page, la mémoire du vieux maître ». Épuisé,
à la veille de sa propre mort, il lèguera à son tour les deux valises remplies
de lavis et de poèmes à Xu Hi Han… Véritable trésor où un vieil homme en quête
d’harmonie avec lui-même, avec les autres et l’environnement a amassé non
seulement un savoir faire esthétique dans l’art des jardins, des éventails et
des haïkus, mais aussi une réelle sagesse en respectant les valeurs morales et
humaines.
Comme souvent dans les ouvrages d’H. Haddad, les personnages sont en quête
de valeurs auxquelles il faut d’abord être initié et qu’il faut ensuite
transmettre, ce « roman-fable » pourrait s’inscrire dans la tradition
de la sagesse bouddhiste… Le « trésor » du
vieux maître n’est d’ailleurs pas perdu totalement car si le lecteur ne peut
qu’imaginer les éventails… il peut lire quelques 500 « haïkus du peintre d’éventail » que H. Haddad a « recueillis » et publiés dans un volume séparé et qui
sont comme « autant de points de vue
sur le jardin disparu »… Jardins et haïkus sont alors des microcosmes
où tout est concentré en un « vertige
harmonieux »…
En dix sept
syllabes
L’essence
même du rien
Sans un mot
de trop
in Harfang N° 42
Treize nouvelles où le lecteur croise des paumés, des
déprimés, des miséreux qui traînent leurs petites histoires, leurs angoisses et
leurs espoirs dans un monde sordide, plein de haine, de tristesse et de
rancœur.
De Momo (dans Première
fois), l’enfant désœuvré, pour qui “ l’ennui
a un goût d’eau tiède ” et qui vomit “ sa journée et la sale gueule de ses parents ” à Maman
Chauveau (La Mouette) qui pense que
son fils “ aurait mieux fait de ne
pas naître ” et que tout le malheur des hommes “ vient des fesses et y retourne ”, en passant par
Martin, le “ pauvre type ” qui
rencontre une “ prof paumée ”
(dans Vous aimez la poésie ? ),
tous les personnages tombent d’une situation misérable dans une autre, ni
meilleure ni pire… espérant échapper à ce cycle infernal qu’est la vie.
La vie, “ c’est
une poursuite sans intérêt ” parce que
“ nous sommes cernés par notre propre misère ” ! disent les
protagonistes de Trivial poursuit
pendant que Lilia et Nico (dans Le sac à
main) attendent “ un événement
qui n’arrive jamais ”.
Un recueil qui possède une belle unité
de ton et d’atmosphère…
in Harfang N° 21
Dès les premières lignes, le lecteur est plongé in medias res dans un décor kitsch où l’on
trouve une tête de sanglier accrochée au mur (elle se décrochera et tuera le
père), une bibliothèque de faux livres, une vitrine de chiens en porcelaine,
une collection de porte-clés publicitaires… Autant d’objets insignifiants et de
« petits riens » qui
reviennent, comme dans un rêve, d’une nouvelle à l’autre et dont on dit « c’est curieux comme certains détails
restent alors que l’essentiel s’efface » (p. 52). Ainsi on se rappelle
les petits carnets bleus mais pas « le
jour où ma sœur est morte » ; on oublie tout pour un « poulet avec beaucoup de
mayonnaise » dont on dit « j’ai
peur que ce ne soit là l’essentiel » (p. 95).
Ces petits riens récurrents qui traversent les 15
nouvelles donnent une tonalité particulière et une grande unité à ce recueil.
Un univers original se met en place où les pivoines
roses d’une nappe dans la cuisine font écho aux pivoines que le mari
violent offre à sa femme pour se faire pardonner un « tympan crevé » ! Un univers où le constat d’une
vie qui sombre dans la banalité et le train-train quotidien fait écho à la
violence qui s’exerce sur les hommes et les femmes : usure des couples et
des corps, maladie, mort. Un univers onirique enfin où surgit parfois un
élément qui vient perturber l’ordre normal : une tête coupée dans la
poubelle qui vient hantée l’esprit d’une mercière, un violoncelle enfermé dans
le ventre de l’arrière-grand-mère, un potamochère qui traverse le rêve d’un
moine (signalons que outre les sangliers et autres cochons - que l’on égorge-,
chats, chevaux rouges, poissons rouges -que l’on pêche dans une piscine- et
autres animaux sont légion !)
Pour amener le lecteur à entrer sans réserve dans cet univers et dans cette galerie de personnages dont elle fait des portraits savoureux, G. Heureux a choisi des procédés simples : narration à la première personne, narrateurs très majoritairement masculins.
Un premier recueil prometteur d’une jeune auteur (qu’Harfang a déjà publiée N° 42 & 43). À suivre.
in Harfang N° 44
Sanglier
noir pivoines roses, Gaëlle Heureux, La Table ronde, 160 p.
Pour amener le lecteur à entrer sans réserve dans cet univers et dans cette galerie de personnages dont elle fait des portraits savoureux, G. Heureux a choisi des procédés simples : narration à la première personne, narrateurs très majoritairement masculins.
Un premier recueil prometteur d’une jeune auteur (qu’Harfang a déjà publiée N° 42 & 43). À suivre.
in Harfang N° 44
Pivoines,
marins et enfants, Michel Hirlet, L’Harmattan, 192 pages
in Harfang
N° 15
L’amazone boréale, Michel Host, Le Grand Miroir, 176 pages
Dans ces six nouvelles, même
s’il ne s’agit pas vraiment de fantastique à proprement parler, les
narrateurs et personnages traversent
cependant des épreuves qui les font passer du monde réel à une autre réalité… À
chaque fois, c’est une femme qui sert d’intermédiaire et c’est un objet :
un livre, un tableau, une pierre ou un oiseau qui sert de laissez-passer.
Dès la première nouvelle « Tarcisio et moi », il s’agit
d’une coïncidence entre le retour de vacances d’Australie du narrateur et la
présence de la belle Violaine, étudiante qu’il a accueillie dans son
appartement et la situation évoquée par la nouvelle « Retour de vacances » du recueil Racconti d’amore
d’Alberto Moravia.
Dans « L’amazone boréale », il s’agit d’un oiseau rare, grand
perroquet, que le narrateur, libraire de son état, recueille chez lui après
l’avoir délivré de sa cage au zoo de Vincennes.
Qu’il s’agisse de délivrer
Alexia, rencontrée dans une boîte de nuit de Prague, et ses trois sœurs
victimes d’une étrange malédiction que leur père a jetée sur elle à leur
naissance… Le narrateur devra alors trouver le moyen de conjurer le sort et de
les faire sortir de leur immortalité en déchiffrant quelque texte biblique.
De même le narrateur devra
déjouer l’énigme laissée par le peintre Giancarlo Sprizzi dans un de ses
tableaux pour retrouver l’explication de sa disparition.
Quant à Cang Jie qui a lu
tous les livres du Livre du vent au Livre de l’eau et qui cherche le seul
livre qui vaille la peine, devra-t-il le lire sur les ailes d’un papillon ou à
l’intérieur des cuisses de la Belle Wou ?
Retenons que
dans presque tous les cas, c’est un livre qui livre la clé ou le secret et qui délivre les hommes ou les femmes des coïncidences de la vie, des
sorts qui pèsent sur eux ou des mystères dont ils étaient les prisonniers.
in Harfang N° 33
K
Ce n’est pas mon visage, Alain Kewes, Le Bruit des autres,
éditeur
Collection « Encres
vagabondes », 112 pages
Chaque nouvelle, chaque
paragraphe, chaque phrase surprend le lecteur, même lorsque le titre annonce la
couleur avec un « Faux bond » ou un « Trompe-l’œil ».
La nouvelle qui porte ce titre fait d’ailleurs le portrait d’un homme qui se
voit devenir un autre alors que cet autre devient lui… « Ce n’est pas
mon visage », marmonne-t-il, livrant ainsi une des clés du recueil.
Chaque nouvelle est alors
un moyen de cerner une vérité ou une identité incertaine, de révéler
l’impensable (dans « le Potager révélateur »), d’authentifier
l’improbable (comme dans « Contes d’auteur » -publié dans
Harfang N° 33- pour cet éditeur qui reçoit un manuscrit inédit d’Edgar Poe !).
Ce faisant, Alain Kewes ne se prend pas trop au sérieux,
il brouille les cartes et joue avec les codes et les registres : il mêle
l’imaginaire et le réel, nouvelle fantastique et nouvelle policière, nouvelle
noire et nouvelle d’humour noir !
Ce recueil de onze
nouvelles arrive à point pour nous rappeler qu’Alain Kewes n’avait pas publié depuis 2004 (date à laquelle il a
créé les éditions Rhubarbe) et qu’il reste un nouvelliste de talent, naguère
récompensé par le Prix Prométhée 1997 !
L
La suite américaine, Michelle Labbe, L’Harmattan, 126 pages
Vingt et une nouvelles qui racontent comment bretons
et bretonnes sont passés, de l’entre-deux guerres au 11 septembre 2001, de la fuite armoricaine à la « suite américaine »…
L’auteur propose de nombreux portraits de femmes qui
rêvent fenêtre ouverte face à la mer, face aux îles, au grand large et au
Nouveau Monde… mais les Mathilde, Phine ou Léa sont restées au pays, assises
entre les hortensias et les potées de géraniums, devant la table de la cuisine
où se côtoient la cafetière, le gâteau breton et le Ouest-France du jour !
Pendant ce temps, des hommes sont partis à la guerre
ou à la pêche en mer et ne sont pas toujours revenus ; d’autres sont
partis dans les colonies de l’Empire (comme Marcel) et sont revenus atteints de
paludisme… D’autres plus jeunes enfin, hommes ou femmes (comme Anne ou Claire),
s’exilent la tête pleine du rêve américain, distillé par les personnages
mythiques joués par les John Wayne,
Dean Martin et les autres… sur les
traces des pionniers et dans les réserves d’indiens tonawanda ou navajo.
Car enfin il faut bien vivre… mais de chaque côté de
l’Atlantique, on perçoit une certaine désillusion quand Claire, exilée à New
York adresse de son Léa’s café un
bonjour à son amie Léa restée à Kerroch !... et on comprend bien qu’il y a
plusieurs amériques (c’est une « question
de compte en banque » comme le suggère la dernière nouvelle) celle de
la Rue de la Sardine de Steinbeck, celle des Clochards célestes de Kerouac et celle de Santa Clara et des
start-up modernes !
in Harfang N° 37
Organes, Marie-Hélène Lafon,
Buchet-Chastel, 144 pages
Après trois romans et un
premier recueil en 2002 Liturgie, M-H. Lafon livre ici une véritable leçon avec ce recueil
de douze nouvelles dont le programme est clairement annoncé dans la citation de
M. Giacomelli placée en exergue « Je
veux rentrer dans les choses ».
Mais de quelles choses
s’agit-il ? Celles de la nature que deux adolescents découvrent à travers
l’observation des taupes avant de les exterminer un jour de vacances ou
à travers la brasse coulée des grenouilles aux pattes coupées qui
régaleront les adultes ? Cruelle « leçon de choses » pour
initier les jeunes au monde des hommes !
S’agit-il des choses
du corps ? Sans doute lorsque les filles découvrent leurs seins naissants
qui nécessitent un soutien-gorge le jour de la communion ou lorsque la
pauvre Berthe, à son entrée au pensionnat, « malmenée par les gens, les
choses, la nature », se voit contrainte par un corset rose,
tiraillée entre ses organes intérieurs et ces autres organes extérieurs que
sont tous les vêtements, objets et autres prothèses… Quant aux garçons qui
découvrent le corps des femmes, l’un fantasme sur « les jambes, le
ventre, les seins, le cul… » de la nouvelle boulangère arrivée au
village, l’autre sur le « corps blanc » d’Ava, la
monitrice qui s’expose en bikini, un autre sur la « poitrine dure et
moelleuse » de la speakerine qui s’étale sur l’écran : voilà « les
choses qu’il sent » ! Au-delà, ce sont les choses de
l’amour que chacun expérimente et dont on parle beaucoup, sans forcément passer
à l’acte : ainsi pour Denis et la boulangère, « on crut la chose
accomplie. Le fut-elle ? » ; ainsi les filles du pensionnat « essaient
des choses entre elles » et gardent sur elles l’odeur des garçons, « ce
fumet de bal fermenté » sous l’œil inquisiteur de la sœur Paule-Marie.
Mais il peut aussi s’agir des choses de la vie qu’Isabelle et Paul appréhendent en un rituel curieux :
ils enfilent en cachette la robe de mariée de leur mère et l’écoutent parler au
téléphone à travers la cloison. Quand la voix baisse, ils écoutent les
révélations « sur
le ventre des mères », « sur les maladies des femmes »,
« sur leurs organes fragiles ».
Douze leçons de choses donc qui mettent en scène
des adolescents au moment où à travers les corps qui changent, ils s’initient à
une autre vie, au moment aussi où le monde rural traditionnel change sous les
coups de boutoir de la modernité des années 60-70 qui apporte les modes
nouvelles et la télévision.
Ce faisant, au delà des leçons de choses, l’auteur
livre une belle leçon d’écriture dans un style vif qui isole le mot juste au
scalpel, qui colle l’étiquette sur le schéma et qui écrit en marge la légende
des corps, comme s’ils étaient ouverts sous nos yeux !
Les
derniers indiens, Marie-Hélène Lafon,
Buchet-Chastel, 180 pages
Après trois romans et deux
recueils de nouvelles, M.-H. Lafon
semble resserrer encore l’unité d’une œuvre en train de se construire autour du
drame d’un triple enfermement : celui d’un monde rural qui disparaît en
silence sous nos yeux, celui d’une vieille maison du Cantal où s’éteignent dans
la plus grande solitude les derniers représentants d’une famille paysanne et
celui des corps des deux derniers « indiens » qui survivent là sans
descendance.
Dès la première page, M.-H. Lafon plonge son lecteur dans
l’espace clos de la maison Santoire, où la vie comme l’espace semble se
rétrécir au fur et à mesure des morts : les armoires sont pleines mais on
ferme les pièces inutiles une à une.
Après la mort des parents, « on
vivote ». Elle, Marie qui passe son temps à « ruminer »
entre la fenêtre et la table « trop longue pour deux ». Et
lui, son frère Jean, prostré dans son silence devant la télévision. On se
renferme sur soi, on se raccroche au passé, à la tradition. On vit avec ses
morts : le père, la mère, le frère aîné Pierre, plus qu’avec les vivants,
comme ces voisins qui de l’autre côté de la route affichent la modernité à
travers les achats de voitures, les pique-nique barbecue en plein air avec les
amis, les vêtements colorés et les sous-vêtements affriolants étalés devant les
fenêtres… On reste comme ça car « changer est inutile » comme
le dit Marie. « On est les derniers indiens », les derniers
descendants d’une lignée qui s’éteint, d’une époque révolue d’avant Mai 68,
d’un monde rural qui s’épuise et d’une civilisation paysanne en voie de
disparition.
Vies étriquées en héritage
pour ces deux-là qui vieilliront sans descendance (c’est le drame central ),
qui verront leurs terres rachetées par les voisins (anciens ouvriers agricoles
devenus propriétaires) et même leur maison de famille transformée en
« gîte rural » pour touristes de passage !
Vies ancrées dans le temps
et dans l’espace pour ceux dont l’identité réside en ce point fixe où l’on naît
et où l’on meurt ! Impossible de fuir ou de s’en détacher : le père
retenu en captivité en Allemagne en est revenu « rétréci »
avant de mourir ; le frère Pierre s’est engagé dans l’armée pour fuir au
Maroc et s’est marié au loin avant de revenir dans la maison « mangé de
l’intérieur, creusé par la maladie ». Mal de vivre héréditaire qui
attaque les corps autant que les esprits.
Que restera-t-il après ces
deux derniers « indiens » ? Sans doute aucune des vieilles
valeurs auxquelles ils se réfèrent, aucun des objets et des vieux outils qui ne
serviront plus à personne, aucun de leurs trésors familiers et de leurs souvenirs
inutiles qui dorment au fond des boîtes et qui seront dispersés ou
détruits ! Rien sans doute… sinon ce terrible petit secret, cette histoire
de linge sale lavé en famille, et qui une fois blanchi, repassé, plié, dort
depuis des années entre deux piles au fond de l’armoire !
Pour dire tout le drame de
ces vies étriquées, les phrases de M.-H. Lafon
se resserrent, les verbes se raréfient, les dialogues s’absentent. Restent les
descriptions des choses du dehors que Marie, la narratrice, observe
passivement. Et enfin les ruminations qui rongent lentement l’intérieur de
l’esprit avant de s’en prendre au corps. Une grande économie de mots pour un
grand roman.
Loin d’être un
témoignage sociologique sur les petits drames quotidiens des campagnes
françaises, sur les difficultés de passer de la tradition à la modernité, ce
roman est une occasion pour le lecteur de supporter avec les personnages le
fardeau du passé et des traditions, de vivre de l’intérieur les interdits
sociaux et culturels et de souffrir avec les personnages, dans leur corps et
dans leur tête.
in Harfang N° 31
La maison Santoire, Marie-Hélène Lafon, Bleu autour, 20 pages
Il s’agit là d’une nouvelle
version (légèrement différente de celle publiée dans le N° 29 d’Harfang) écrite
en marge du roman Les derniers indiens, à moins qu’elle n’en soit
la véritable matrice. Belle illustration des liens qui unissent étroitement
roman et nouvelle.
C’est l’occasion de dire
tout le bien que nous pensons de cette initiative des éditions Bleu autour
de proposer aussi cette nouvelle dans un coffret en compagnie des textes
d’Annie Saumont, Leïla Sebbar, Sait Faik Abasiyanik, Saadat Hasan Manto…
5 auteurs, 5 nouvelles, 5
euros :
cette opération sera renouvelée puisqu’un deuxième coffret est en préparation
pour ce printemps. C’est une excellente idée de cadeau… sans compter que grâce
à son petit format (11 x 17) chaque nouvelle peut faire l’objet d’un envoi
postal.
Paul, 46 ans, paysan du Cantal, Nicole, sa sœur, ainsi
que les deux oncles octogénaires, tous célibataires, habitent une même maison
et pourraient être les voisins des « derniers
indiens » que M.- H. Lafon
a décrits dans son roman précédent. Avec ces personnages, refermés sur
eux-mêmes, frappés de stérilité comme la chienne Lola, L’annonce s’inscrit
logiquement dans la continuité de l’œuvre.
Pourtant une ouverture semble se dessiner. Paul, même
s’il sait qu’il « n’aura pas de
suite », va essayer de « faire
maison », de fonder une famille. Il rompra donc avec cette tradition
de solitude, véritable religion prônée par sa sœur en passant une annonce dans le Chasseur Français… à laquelle répond
Annette, 37 ans, vivant dans une ville du Nord et divorcée d’un mari violent et
alcoolique.
Telle quelle, cette histoire (plus flaubertienne qu’il
n’y paraît) de deux cœurs simples qui
se rencontrent pourrait être une énième analyse sociologique, un documentaire à
la Depardon, une idylle campagnarde dans une série télévisée à faire pleurer
dans les chaumières… ou dans le meilleur des cas un remake d’un roman de
Giono ! Rien de tout cela pourtant. Annette viendra s’installer avec son
fils Éric à la ferme, non pour refaire ou recommencer sa vie, mais pour en
inventer une autre. Sans bruit. Sans paroles. Puisque « toujours les mots manquaient ». Puisque « les mots ne venaient pas à
Annette ». Puisqu’il n’y a aucun dialogue dans ce roman, chacun
restant muré dans son silence. Puisque les actes sont plus importants que les
paroles pour Paul. Puisqu’il est inutile de ressasser les violences de la vie
antérieure pour Annette et pour Éric. Puisqu’on ne parlera pas à l’étrangère,
pour Nicole la revêche. Puisqu’on parle plus volontiers aux bêtes qu’aux
humains… Tout l’intérêt est ici de montrer les non-dits derrière les silences…
toute la violence cachée, à peine retenue des oncles, de la sœur qui maintient « sa garde vigilante pour les siècles
des siècles », et de tous ceux qui appartiennent à la « race verticale »… de ceux
qui ne veulent pas changer les choses en rabâchant que « c’était mieux avant »… Mais aussi le silence des corps
mûrs et des mains calleuses qui s’apprivoisent lentement. Sans prétendre enterrer
le passé, sans attendre que « l’annonce »
débouche sur une hypothétique annonciation,
Annette et Paul construisent une vie nouvelle et l’évolution d’Éric montre aux
générations à venir qu’une autre vie est possible au cœur du Cantal.
in Harfang N° 35
Que tous ceux qui, en lecture
apéritive, ont lu et apprécié la nouvelle « Esprit
chien » dans le dernier numéro d’Harfang, s’attablent maintenant
devant le plat principal en lisant le roman éponyme.
Esprit chien est un roman où il est d’abord question de relations entre les maîtres
et les chiens, où ensuite chacun manipule ou croit manipuler son voisin ou sa
voisine, où l’amour, le pouvoir et l’argent semblent mener le monde de la
manière la plus cynique et la plus folle, où enfin un simple détail dans une
relation de voisinage vire à la farce scatologique et enfle, enfle, enfle pour
finalement se transformer en une hénaurme
fable médiatico-financière… politiquement incorrecte.
Tout commence à Neuilly sur Seine où Dante Buzzati
(sic !) vient d’hériter d’une petite propriété familiale acquise par son
père grâce à son génie de la race canine. Il voit arriver d’un mauvais œil sa
nouvelle voisine, Anne-Laure Chinon, belle bourgeoise BCBG, amie des animaux et
des célébrités locales (Nicolas et Cécilia S., Jean Néro…sic !), qui a
pour ambition de fonder une « association
d’utilité publique à but animalitaire » : PsychAnimal creative et
qui a besoin d’espace pour construire des boxes et installer des chapiteaux.
Dante s’en prend donc d’abord aux deux lévriers
afghans d’Anne-Laure, plus précisément à leurs intestins et indirectement au
moral de sa belle voisine. Qui contre-attaque en charmant son voisin bougon,
graphiste de profession, puisqu’elle a justement besoin d’un logo pour sa
société, d’un secrétaire général et accessoirement d’un bon amant !
Au gré des humeurs d’Anne-Laure et de ses chiens, aux
fluctuations des relations entre Dante et sa voisine, se superposent les
problèmes liés à l’avancement des travaux et des financements de l’association
par de généreux donateurs habitués aux bons placements financiers : le
tout-Neuilly, maîtres et chiens confondus, se convertit à la nouvelle religion
(secte ?) « holistico-mystique », qui lie habilement les
principes d’une psychanalyse couplée des chiens et des maîtres aux principes de
l’économie capitaliste la plus sauvage puisque les « stages »
obligatoires sont lourdement tarifés !
À chacun de découvrir la morale de cette
fable moderne qui attaque de front l’esprit
chien de l’époque… Nous retiendrons surtout la manière de Luc Lang, son style pour faire avaler cette hénaurme farce-fable, sa recherche des
rythmes, des sonorités qui pimentent un texte déjà haut en couleurs… Et si son
personnage fait référence à Dante et
à Buzzati, le style de son esprit chien a sûrement quelque chose à
voir avec Céline et Jarry.
in Harfang N° 36
Primé par les vingt
écrivains du Prix Prométhée, ce recueil est composé d’une quinzaine de
nouvelles qui sont autant de désastres intimes qui obligent le lecteur à se
remémorer les blancs de l’existence, les silences de la vie ordinaire. M. Larrey excelle à restituer la cruauté
des étés qui tuent l’énergie et découragent les sentiments, quand il fait trop
chaud pour aller voir le grand-père, trop chaud pour parler et pour comprendre.
Trop chaud pour se souvenir de tout ce que la famille a fait un jour aux
enfants.
R. Detambel, dans sa préface, parle à juste titre d’une « philosophie du corps qui se tisse
dans les nouvelles crues, acides, parfois saignantes […] qu’on imagine ce que
cela peut donner en famille, dans une promiscuité où les chairs se touchent, où
les mères veulent se suicider ». Pour éviter toutes ces déchirures,
tous ces trous, tous ces silences, face à la peur de la mort, il ne reste à
l’écrivain comme au peintre de la dernière nouvelle, « La doublure », qu’à
« doubler le monde par les mots ».
in Harfang N° 36
Touché, Catherine Leblanc,
L’Amourier, 68 pages
Touché ! Impossible pour une mère de ne pas être touchée par
cette flèche empoisonnée qu’est la maladie… quand celle-ci prend pour cible son
enfant. S’il y a d’abord un sentiment d’injustice devant la douleur, il y a
aussi un sentiment de révolte contre la maladie et contre l’ordre naturel qui
voudrait que les plus jeunes soient épargnés; ensuite, il y a ce sentiment
d’incompréhension devant les silences parfois inhumains et l’absence de
transparence du monde médical. Mais il y a surtout ce constat que la souffrance
est au cœur même de la vie. À dix-huit ans, à travers la maladie, c’est la vie
qui se joue. Pour lui et pour ses proches, les moindres choix, paroles ou actes
sont une question de vie ou de mort.
Dans ce court récit de témoignage, comme dans son
ouvrage précédent Le problème avec les maths, où elle faisait parler une enfant,
C. Leblanc a su trouver le ton
juste : le mot est acéré et la phrase est allégée pour aller à l’essentiel,
pour atteindre la cible. Ainsi, elle touche du doigt là où ça fait mal. Pas de
cris, pas de larmes, pas d’apitoiement, pas de sensiblerie… mais la compassion
n’est pas interdite car derrière ce cas particulier et personnel, chaque
lecteur peut être touché par
l’expérience la plus humaine et la plus universelle.
in Harfang N° 20
C’est maintenant ou jamais, C. Leblanc, La Martinière, 264 pages
Sans rappeler les trois
Parques de la mythologie, on pourrait s’interroger sur tout ce qui file, tisse
et coupe les fils de nos vies. Leur ombre plane sur ce livre et sur les quatre
longues nouvelles où Catherine Leblanc nous raconte l’histoire de
femmes.
Fils qui relient ces femmes
entre elles par les liens de la famille ou de l’amitié ; fils qu’elles
tissent elles mêmes avec les hommes, maris ou amants ; fils tendus de
leurs vies, entre deux êtres, deux passions, deux vides ; enfin fils du
destin ou du hasard qui les manipuleraient comme des marionnettes…
Gaëlle trompe Thomas avec
Greg, avec qui elle trouve une plénitude amoureuse. Eléonore, sa mère, fait le
deuil de son mari Nathan. Une amie, qui vient d’apprendre que sa sœur Noémie
développe un cancer du sein rencontre Paul qui vient de perdre son fils
Jonathan. Une autre amie, Carole, prof de français dans un collège difficile,
hésite entre son travail et l’écriture…
Chaque nouvelle saisit le
personnage en un moment de crise, d’hésitation, d’incertitude existentielle. À
chaque instant, c’est maintenant ou
jamais qu’il faut choisir. Et chacune de ces femmes doit choisir Toutes affaires cessantes entre deux
voies : partir ou rester, continuer ou changer, vivre ou mourir… ou entre deux
voix : celle de la passion ou celle de la raison. Funambules de leur vie
tendue entre deux désirs, deux passions, il leur faut décider : Gaëlle
doit-elle ne plus revoir Greg ? doit-elle quitter Thomas ? Carole
doit-elle laisser son métier de prof de français dans son collège ?
doit-elle tout lâcher pour continuer à écrire ? Quant à Eléonore, la
pensée de Nathan « l’habite
encore » et elle ne sait s’il faut s’arrêter ou recommencer à vivre. « Je ne sais ce qui naît, ce qui
meurt. ». Son constat sur le monde et les autres est désabusé ;
elle n’a plus prise sur rien, « Rien
à saisir, rien à tenir » les choses et les êtres glissent « Instant après instant se révèlent la
splendeur et l’horreur du monde ».
On peut alors se
demander : quels sont leur pouvoir de décision, leur degré de
liberté ? attendent-elles que les autres agissent et décident à leur
place ?
Finalement, la vie
n’est-elle pas faite de ces petits fils que l’on noue, que l’on dénoue, que
l’on renoue ?
in Harfang N° 23
Silences, Catherine Leblanc, Les découvertes de la Luciole, 88
pages
De romans en nouvelles,
Catherine Leblanc continue à nous
parler des différentes manières dont les adolescents passent de
l’enfance à l’âge adulte. L’enfance étant ce temps où l’on ne parle pas encore,
Jonas reste muré dans son silence à l’école et semble vouloir le prolonger,
sinon « des morceaux de lui vont s’en aller ». Puis, dès que
l’on parle, il faut apprendre à lire « les lettres qui piquent »
et à écrire. Alors il est tentant de retenir ces mots qui sont au bord des
lèvres, qui sont à la frontière du monde intérieur et de la réalité extérieure…
Ainsi le silence de Jonathan, tombé dans le coma après une chute de cheval,
semble plus fort que les mots de son frère Sam qui cherche le moyen de le
briser. Les mots qui délivrent ont du mal à sortir : « si un mot
tente de passer, il devient aussitôt absurde ». Alors sans doute
vaut-il mieux se taire et « garder ses forces. Parler c’est perdre son
secret » (p. 82). Ces mots en suspens entre deux mondes, ne sont-ils
pas au cœur de toute écriture, au cœur du travail de tout écrivain ?
in Harfang N° 31
Un
recueil composé comme une « valse » à trois temps, histoire de faire
revivre Lubray, un petit village rural, perdu dans l’Ouest de la France au
milieu des années 40 !
Dans
un premier temps, le lecteur est entraîné dans six « valses » noires
des « laissés pour compte de la vie ». Car la vie est une
« valse mortelle » pour Louis, la gueule cassée de 14-18 et Mélanie
la paraplégique ; « valse hésitation » de l’Histoire qui tue
Louis et Gabrielle au moment où ils croient découvrir le « magot »
du grand-père ou qui cloue sur un fauteuil roulant le trapéziste Jacques
Rouvier dans un « dernier tour de piste » ; c’est une
« valse bête » pour « l’igna », ce simplet de
l’Assistance Publique ; c’est une « valse des petits verres
d’alcool » qui envoie Pierre au cimetière et Thérèse en prison ;
c’est une « valse de la jalousie » qui fait que Rose devient aussi
une « veuve noire ».
Au
deuxième temps de la valse, la vie s’affiche en demi-teintes et réserve des
retournements de situations assez cocasses où le brave abbé Martin voit sa
bonne Victorine voter pour le Parti Communiste, où l’on retrouve la statue de
Saint-Martin… des Bois couchée entre deux boit-sans-soif ! où le
trésor laissé par le comte de Lubray au XVIè siècle réserve quelque
surprise à ses voleurs ! et où deux paysans essayent de berner les
officiers allemands venus réquisitionner leurs chevaux !
Mais
là, point de chute moralisatrice ! Non, le simple plaisir de conter, de
faire dialoguer les personnages, de créer des situations simples mais
émouvantes et universelles.
Pour
le troisième et dernier temps, la nouvelle finale offre un peu de rose et
d’espoir quand le vieux papy, près de la tombe, regarde le petit Serge « sur
la balançoire » !
Au
final, un bon tableau historique et sociologique de l’après seconde guerre
mondiale dans la province française… qui évite toute nostalgie, tout
régionalisme et toute fin moralisante !
in Harfang N° 27
Dix rêves de pierre, Blandine Le
Callet, Stock, 254 pages
La forme lapidaire de certains faits divers (« les nouvelles en 3 lignes »
de F. Fénéon en étant la forme la
plus aboutie) a permis à beaucoup de nouvellistes de révéler et de développer
quelques « vies minuscules ».
Dans un registre proche, B. Le Callet a
choisi de collecter quelques épitaphes dont la puissance d’évocation l’a
poussée à écrire la légende de dix rêves de pierre et à faire surgir
les fantômes d’hommes et de femmes disparus depuis des siècles…
Chaque dalle funéraire n’est-elle pas la couverture
d’un livre de pierre refermée sur une vie ? Quelques mots inscrits sont
comme le résumé d’une histoire. Quelques mots qui donnent envie d’en savoir
plus : il suffit alors d’ouvrir et de feuilleter les pages. Quelques mots
seulement pour ressusciter les morts et rappeler quelques moments forts de leur
vie.
Ainsi au IIè siècle, en Turquie d’abord,
Thrason élève une stèle en mémoire de ses deux fils et d’Hermès, leur
précepteur, qui est mort en protégeant les deux enfants lors d’un tremblement
de terre… puis à Lyon, Pompeius Catussa élève un tombeau à la mémoire de son épouse incomparable, Blandinia, jeune femme innocente morte à l’âge de 18
ans, 9 mois et 5 jours…
Dans la cathédrale de Rouen en 1103, on enterre
Sibylle qui meurt empoisonnée par les « amandes
amères » et la jalousie de Robert, son mari de retour de Croisade. Et
dans l’église Saint Jean de Grève, « gisent
le frère et la sœur », Julien et Marguerite parce qu’ils ont été
accusés d’inceste et d’adultère et exécutés en Place de Grève à Paris en 1603.
Au XIXè siècle, un certain Jacques Jouet, bon époux bon père, grand philanthrope, meurt par hasard dans une
maison de passe dont la patronne lui avait promis de financer ses bonnes
œuvres : il repose au cimetière du Père Lachaise… alors qu’en Isère, on
s’incline devant un « ange au
ciel » et devant les hortensias
sous lesquels tous les enfants mort-nés à 7 mois de grossesse sont enterrés
sans épitaphe !
Enfin en ce début de XXIè siècle que dire
devant cette formule gravée dans la pierre : « Maman tu as semé la zizanie entre tes enfants. Repose »…
sinon qu’il faut toujours faire attention aux petits carnets que l’on laisse derrière soi !
De la plus ancienne à la plus récente, ces dix
nouvelles historiques ont en commun d’être souvent révélatrices d’une époque
avec ses croyances, ses problèmes, ses mœurs… Dix nouvelles comme dix peintures
de genre où une présence animale, quelque chien
jaune, chiot ou autre bâtard affectueux est à la fois le
témoin, le messager de mauvaise augure et aussi la signature vivante qui
authentifie la scène comme le faisaient certains peintres des siècles passés.
Décidément, ce premier recueil de B. Le Callet est un cimetière virtuel plein
de vie !
in Harfang N° 42
Décidément, Le
Clezio semble affectionner les textes courts, puisque, après quatre
recueils entre 1964 et 1989, il a publié l’an dernier Hasard suivi de Angoli
Mala, et publie maintenant un recueil de sept nouvelles, ou plutôt romances au sens anglais du terme où
réel et fantastique sont mêlés.
Nul doute que Le
Clézio construit son œuvre en alternant romans et textes courts, chaque
nouveau volume pouvant être perçu comme une suite, écho harmonieux pour les
uns, répétition pour les autres ou bien comme une nouvelle pierre à l’édifice
ouvrant de nouvelles pistes et perspectives.
Ce dernier volume n’échappe pas à cette ambiguïté. En
effet, ce volume contient six portraits de femmes, femmes simples et jeunes,
tiraillées entre deux terres, entre deux vies… Étoiles errantes, Pervenche, Sue, Rosa, Alice, Kalima, Maramu sont
les sœurs d’exil de Zinna, Zobeïde, Gaby de Printemps et autres saisons,
de Nassim de Hasard, de Laïla de Poisson d’or, d’Esther d’Étoile
errante… Mais les enjeux sociaux et géopolitiques semblent passer de
l’immigration entre Afrique et Europe (dans les volumes précédents) à
l’Amérique et aux problèmes internes à l’Europe même.
Car l’Europe viole, prostitue et tue. C’est en France
que Pervenche est violée, que son ami la prostitue pour un peu de drogue, que
Kalima se prostitue aussi et se retrouve à la morgue. De leur origine lointaine
en Afrique ou en Amérique, de leur enfance simple et heureuse, de leurs rêves,
leur passage à la vie adulte et leur arrivée en Europe ne leur laissent qu’une
vague nostalgie avant de broyer et de brûler les vraies valeurs, le vrai trésor qu’elles avaient au cœur.
Si Le Clezio
est un auteur reconnu par tous et partout aujourd’hui, c’est sans doute parce
qu’il sait mettre dans des histoires simples et des personnages attachants les
grands problèmes d’aujourd’hui où au delà des conflits historiques et
géopolitiques, des conflits économiques et écologiques, des conflits sociaux,
culturels et religieux, s’affrontent deux mondes, celui des traditions et celui
de la modernité.
in Harfang N° 18
Histoire
du pied et autres fantaisies, J.
M. G. Le Clézio, Gallimard, 352
pages
Depuis son Nobel en 2008, Le Clézio n’avait pas donné de ses
nouvelles à ses lecteurs qui attendaient avec impatience la parution d’un
nouveau livre et qui s’interrogeaient : écrira-t-il un roman ?
aura-t-il changé ? sera-t-il à la hauteur ? Que chacun soit rassuré, Le Clézio a bien les pieds sur terre.
Réponse leur est donnée avec le titre de son recueil Histoire du pied… un
modèle de modestie, de liberté et de créativité.
Modeste d’abord, parce qu’en choisissant un recueil
composé de 9 nouvelles et d’un « à
peu près apologue », Le Clezio
privilégie le genre court et non le roman. Ce qui n’étonne pas si l’on se
rappelle que pour lui, il n’y a pas de hiérarchie entre les genres : « les genres littéraires existent,
mais ils n’ont aucune importance » écrivait-il en 1966 dans L’extase
matérielle. Il n’y a ni genre majeur ni genre mineur : « Les poésies, les romans, les
nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne […]
L’écriture, il ne reste que
l’écriture » comme il
l’affirmait déjà en 1965 dans la lettre introductive à son premier recueil La
Fièvre. Les 30 volumes parus depuis montrent qu’il n’a jamais
cessé d’alterner et de mêler textes courts et romans.
Libre donc par rapport aux
genres, il l’est aussi par rapport aux étiquettes et aux définitions… (n’en
déplaise aux puristes) avec le sous-titre et autres fantaisies qui prévient le
lecteur qu’il prend quelques libertés ; ainsi certains textes relèvent du conte
comme « L’arbre Yama »,
d’autres de la biographie historique comme « L.E.L.,
les derniers jours » qui raconte la vie de la jeune poétesse anglaise
Letitia Elizabeth Landon (qui a
suivi son mari en Afrique et qui s’est battue jusqu’à la mort dans un milieu
hostile), et d’autres enfin de l’apologue ou à peu près… Mais n’oublions pas que les recueils précédents
possédaient aussi des sous-titres dénotant un refus de toutes étiquettes :
Mondo… et autres histoires (1978), La Ronde… et autres faits
divers (1982), Printemps… et autres
saisons (1989), Cœur brûle… et autres
romances (2000).
Modeste aussi le titre et le sujet : « le pied » pourrait sembler
aux yeux de certains un sujet terre à
terre, un sujet manquant de noblesse, de hauteur… Pourtant dans ces 9 « fantaisies », Le Clézio s’attache à brosser des
portraits de femmes, mères, sœurs, épouses,
amantes, fortes et « puissantes » qui affrontent le réel, se battent
et se tiennent debout en toutes circonstances face à l’adversité. Ce sont des
sœurs de Bea B., de Lalla, de Zinna ou Zobeïde. Les pieds sur terre, elles
marchent et restent stoïques face aux aléas de la vie. D’abord Ugine dont « le pied ne s’abandonne pas. Debout
face au vent et à la mer, comme s’il résistait ». Elle devra corriger,
enfermer ses pieds plats, les punir en faisant de la danse, en portant des
talons hauts… et accepter sa grossesse, refuser le suicide et garder son enfant
contre l’avis de Samuel… Puis Fatou, enfermée dans l’île de Gorée, partira sur
les traces de son frère Watson qui a voulu passer en Europe et dont elle
retrouve la trace en prison… Enfin Andréa raconte l’histoire de « Maya la
vieille indienne » aux filles qui sont enfermées dans le silence et la
violence de la prison. Chacune pour s’en sortir, fait de son mieux, de ses
pieds, ses mains ou sa langue.
Donc 9 histoires de femmes et
d’enfants, 9 histoires « terre à
terre » de vie quotidienne qui ne font « qu’une seule histoire, toujours la même, jamais semblable,
toujours nouvelle » (p. 329). Que ce soit en France ou en Afrique, sur l’île de Gorée
ou à Maurice… que ce soit dans le métro à Paris, Londres ou Séoul, elles
racontent toujours la violence faite aux femmes et aux enfants, l’exil, la
prison, la guerre. Cependant le propos reste libre de toute théorie ou
idéologie : Le Clézio parle
du monde qui nous entoure sans faire de morale, ni de leçon (juste un « apologue, à peu près »). Il
donne la parole aux anonymes, aux sans-voix, aux sans-noms qui ne sont pas des
héros, comme ce jeune soldat qui « ne
sera plus personne quand il reviendra » (p. 319) et aussi comme cet
enfant mort-né parce que sa mère enceinte est tuée dans un attentat kamikaze à
Tripoli ou à Jenine !
Modestie et liberté laissent à l’auteur la possibilité
d’une véritable « créativité » dans son travail dont il dit au final
qu’écrire est une « aventure »,
qu’un écrivain est un « chasseur
aventureux » guidé par l’instinct. Espérons que Le Clézio continuera d’observer le monde
qui l’environne et de rapporter dans sa gibecière de conteur des histoires, des faits divers, des
romances, des fantaisies dont la force, la nouveauté mais aussi la
fraîcheur, la naïveté, loin de se répéter et de nous endormir, continueront
aussi à nous étonner et à nous réveiller.
in Harfang N° 40
Le
laboratoire des cas de conscience,
Frédérique Leichter-Flack, Alma,
228 pages
Lire des nouvelles peut-il nous aider à réfléchir aux
questions contemporaines de justice sociale, aux enjeux de la bioéthique ou du
droit international ? Oui, si l’on en croit F. Leichter-Flack qui nous livre son essai sur le « laboratoire des cas de
conscience », en s’appuyant sur des situations proposées dans leurs
nouvelles par des auteurs aussi différents que Kafka,
Gogol, Melville ou Camus.
Loin de nous donner des leçons de morale (la nouvelle
n’est ni le conte ni la fable), ces textes nous montrent la complexité des
« cas » abordés.
À la lumière de la relecture de la longue nouvelle
d’H. Melville « Billy Bud », on peut se demander s’il faut condamner un
innocent ou acquitter un coupable ou s’il faut accorder des circonstances
atténuantes.
En se demandant qui est responsable de la mort d’Akaki
Akakiévitch (dans la nouvelle de Gogol),
après le vol de son manteau
neuf : son voleur, son entourage, ses collègues… ? Tous plaident « ni responsables, ni coupables » quand
chacun d’entre eux pourrait être accusé de « non
assistance à personne en danger ».
Face au témoin passif que Kafka met en scène dans « la
colonie pénitentiaire », on peut s’interroger sur le devoir
d’intervention et le droit d’ingérence dans certains cas.
Quand ce même Kafka
nous fait vivre « la
métamorphose » de Gregor Samsa, comment juge-t-on la réaction de sa
sœur Grete qui veut se débarrasser de cet « animal » encombrant. Que
devons-nous à nos proches ? Jusqu’où pouvons-nous les aider ?
Derrière le cas de Gregor le cafard, se profilent les cas des malades en fin de
vie, des handicapés… La solidarité envers le prochain est-elle donc un
devoir ? Là encore, il suffit de relire « Bartleby, le scribe » de Melville pour envisager toute la complexité des réponses
possibles.
Enfin, en temps de guerre, peut-on torturer, tuer un
homme pour sauver la vie d’autres hommes, d’autres femmes, d’autres
enfants ? Un soldat doit-il relâcher un prisonnier dont la culpabilité ne
lui semble pas évidente : c’est la situation évoquée à la fois par la
nouvelle « Le prisonnier »
de Yizhar et « L’hôte » d’A. Camus.
Dans tous les cas, la nouvelle (peut-être
contrairement au roman) s’attarde sur des antihéros qui sont autant de
personnages exemplaires qui peuvent nous servir de « pierre de
touche » pour juger de l’essentiel.
Autant de cas de
conscience que la littérature nous propose et qui grâce au détour par
l’imaginaire, par la fiction, nous permettent de mieux peser, de mieux penser
ce qu’il nous reste à faire.
in Harfang N° 41
Le château du lac de
Tchou-An,
Frédéric Lenormand, Fayard, 220
pages
Pour les amateurs des
fameuses enquêtes du Juge Ti (voir les 18 volumes parus dans la collection
10/18 où Robert Van Gulik en fait
son héros), voici une « nouvelle enquête » signée… F. Lenormand ! Le juge Ti, surpris par
une inondation spectaculaire en l’an 686, se réfugie dans une auberge d’un
petit village où les cadavres s’accumulent au fil des jours… Autour du château
et de la propriété lacustre des seigneurs locaux, il observe d’étranges
comportements. De recoupement en recoupement, il bouclera son enquête dont le
coup de théâtre final le ramène à sa première nuit en ce lieu étrange !
Pari réussi pour F. Lenormand qui prolonge la tradition
des « grands détectives » et des polars historiques avec cet
excellent pastiche que les spécialistes ne doivent manquer sous aucun
prétexte !
in Harfang N° 25
Des gens du monde, Catherine Lépront, Le Seuil, 448 p., 20 €
Avec ce roman Des gens
du monde, Catherine Lépront
plonge ses lecteurs dans la France profonde : situé géographiquement au
fin fond de la province, entre Nieul et Lagord en Charente Maritime, situé
historiquement au début des années 80 au moment où la France change de
Président et situé sociologiquement dans une population rurale entre pêcheurs
et ostréiculteurs, petits commerçants et retraités, sans oublier quelques
tziganes et deux putes à marins !
La narratrice est une
infirmière libérale qui fait sa tournée journalière, visitant ses patients
atteints de maladies réelles ou non, graves ou bénignes, les soulageant du
poids de la vie quotidienne et les accompagnant parfois jusqu’à la mort :
celle d’Ephraïm et du vieux Séjourné, celle du petit garçon de Claudine, le
suicide de César... Face à la détresse, à la souffrance, à la folie, elle
écoute, elle regarde, sans juger… Il lui suffit de parler et les langues se
délient ; il lui suffit d’ouvrir la porte et les maisons où l’on
s’enferme, où l’angoisse fait que l’espace et la vie se rétrécissent comme une
peau de chagrin, respirent un moment.
Pour Catherine Lépront, il y avait là matière à
plusieurs romans, mais elle s’est limitée à brosser une véritable galerie de
portraits, genre où elle excelle : d’Eléonore Pinsard, bigote
surnommée la Soubirous, qui a un flair infaillible pour détecter les morts et
les veillées funèbres à Jacques le Simple en passant par le garde champêtre
zélé qui se donne des allures de flic de San Francisco sur sa mobylette ;
de la mère Piroëlle, maîtresse femme qui tient son épicerie-bar-tabac d’un
autre âge à la bouchère qui surveille toutes les allées et venues du village de
son comptoir en passant Madame Rondeau, la bien nommée, ronde et dépressive qui
abdique toute forme de vie pour bien rester sous la dépendance abusive de
Monmari ! Tous et toutes, un jour ou l’autre, entre la vie et la mort, ont
eu recours aux services de la jeune infirmière
Sa fonction fait d’elle une
observatrice privilégiée. Pourtant elle ne se livre à aucune analyse, ni
sociologique, ni psychologique, ni idéologique… Elle regarde sans juger, juste
avec un peu de recul et d’humour, quand la tension est trop forte.
Ne délivrant aucun discours,
aucun message, ce livre montre cependant que la vie des gens simples, des gens
du monde, est « la seule vie à être véritablement politique »
(p. 211) contrairement à ce qui s’en dit aux actualités télévisées. Livre
éminemment politique qui nous rappelle qu’il s’agit de vivre en société, de
vivre avec les autres, tous les autres, de comprendre l’histoire des gens du
monde qui finit toujours par faire l’Histoire du monde. C’est ce que dit
simplement la narratrice quand elle avoue que « c’est dans les cabanes
de Lauzières que j’ai mesuré combien les drames, tragédies ou simples histoires
familiales, le chômage, les difficultés financières et l’âpreté de la vie
quotidienne pouvaient contraindre l’Histoire, même immédiate, à la plus humble
des discrétions » (p. 281).
Bref, une tranche de vie au
sens où l’entendaient les frères Goncourt, une grande leçon de littérature et
une magnifique leçon d’humanité… à lire et à faire lire au plus grand
nombre !
in Harfang N° 23
D’aucuns pourraient s’arrêter de lire le dernier
roman de C. Lépront à mi parcours,
déçus par cette enquête sur le meurtre d’une jeune fille, étranglée à Paris en
mai 2006, sente de Zanzibar, par un sérial killer… sous prétexte qu’il ne
s’agit pas d’un véritable polar !
Et pour cause puisque c’en est même l’envers comme
on peut le découvrir dans la deuxième partie du livre. C. Lepront laisse la rédaction des romans
policiers écrits selon les règles habituelles (qu’elle nomme par dérision les
polars « comme si ») à Olga Leeuwenhoek, une vieille auteur de
roman à succès, qui s’est emparé du fait divers pour écrire son énième
polar !
Tout comme les précédents ouvrages de C. Lépront depuis Namokel (1997),
L’affaire du Muséum (1998) et Des gens du monde
(2003), ce roman a une construction toute musicale, polyphonique où se mêlent
les faits qui se déroulent dans une petite cité d’artistes et l’enquête sur le
meurtre…
Où se mêlent aussi la disparition d’un chien et
d’un journaliste « faitdiversier », Juan Estrémadure, alias
Estré, cousin de la narratrice et la rédaction du polar « comme
si » entrepris par l’octogénaire Olga.
Où se mêlent enfin une réflexion sur l’actualité et
la politique (en 2006 la France est en campagne électorale) et une réflexion
sur l’écriture elle même et la vie en général…
Où se mêlent donc le fait divers et l’histoire
collective… et même l’Histoire qui se fait sous nos yeux ! C’est ce que
résume ce passage central du livre (p. 179) en rappelant que tout événement est
fruit du hasard et aussi « inféodé à sa propre loi », que ce
soit « le meurtre tel qu’il est en réalité », que cela « constitue
une affaire pour le commissaire et un sujet du prochain polar de la vieille
Olga », et qu’il n’en sera pas moins « inscrit sur la trame de
l’Histoire qu’ils vivent collectivement et qu’ils partagent avec tous les
autres ».
C’est donc un roman à lire par tous, même les
autres, et surtout « ceux qui ne se sentent pas concernés par cette
tragédie ni même n’en auront été informés » !
in Harfang N° 34
Le beau visage de l’ennemi, Catherine Lepront,
Le Seuil, 240 pages
Avec
ce roman, C. Lepront s’interroge une nouvelle fois : « les
histoires des individus et la Grande Histoire » peuvent-elles
coïncider, « la grande étant irréductible à la somme de toutes les
petites histoires, petits destins croisés » (p. 24) ? Et que
faire des différentes versions que les mémoires retiennent et font
circuler ?
Cette
histoire commence lorsque Ouhria, 25 ans, médecin à Paris, petite fille de
Driss, sonne chez Alexandre T., 70 ans, scénographe, en lui montrant une
photographie prise 50 ans plus tôt, en pleine guerre d’Algérie, où l’on voit
Driss et Alexandre. Témoignage d’une amitié nouée entre le soldat du contingent
français, chef d’un petit village de Kabylie et un jeune étudiant en droit,
promis à un avenir d’avocat ou de député, natif du village ? Ou bien trace
d’une amitié trahie, puisque Driss a été assassiné en décembre 1961 et que les
trois générations de femmes (qui ont élevé Ouhria et ont pieusement conservé cette
photo) n’ont eu de cesse d’accuser Alexandre d’avoir dénoncé Driss ?
Ouhria vient donc demander des comptes…
La
photo, « congélation de la mémoire officielle », a bien sûr
aussi son histoire et cette histoire déborde du cadre. La version des femmes
érigée en légende (celle de Driss, le fils, le petit-fils héroïque et celle du
traître français) est ambiguë, car pourquoi avoir conservé une photo sans avoir
découpé l’ennemi que l’on hait pour ne laisser que le héros que l’on
idolâtre ?
Rien
n’est simple dans l’Histoire, ni dans les mémoires, ni dans les consciences de
chacun. C’est là toute la force du récit de C. Lépront
qui ne tombe jamais dans le manichéisme habituel qui alimente toutes les
haines de l’Histoire, toutes les manipulations des colonialismes…
On
suit alors tout le travail de mémoire d’Alexandre, qui en bon scénographe,
essaie de recréer le décor, l’atmosphère et d’animer les principaux acteurs de
cette histoire coloniale d’une petite mechta de Kabylie. Il fait revivre
chacun en montrant à Ouhria les dessins qu’ils avaient faits sur place en
prévision d’une grande série qu’il avait
justement intitulée « le beau visage de l’ennemi », fasciné
qu’il était par la beauté de ceux et de celles que l’on désignait
officiellement comme de dangereux fellaghas… Il reprend et commente les faits
et gestes de chacun : Tidmi, la grand-mère, Ijja, Nefissa, le taleb
potier, Norredine…
En
partant en Algérie pour accoucher, Ouhria aura aussi en mémoire le beau visage
d’Alexandre et une autre version des faits qui se sont déroulés un demi siècle
auparavant, parce qu’elle a découvert que « non pas la grande histoire,
mais la petite histoire sur laquelle était fondée cette haine était
fausse » (p. 154).
Avec cette histoire d’une amitié incomprise entre Driss et Alexandre,
entre deux jeunes que l’Histoire désigne comme ennemis et d’une haine
entretenue par plusieurs générations, le lecteur tient entre les mains un roman
salutaire, à lire toutes générations confondues et toutes affaires cessantes,
sur les deux rives de la méditerranée.
in Harfang N° 36
Quelques
messieurs parmi tant d’autres,
Hervé Lesage, Rétroviseur, 80
pages
Trente et un Degré(s) à l’ombre, Hervé Lesage,
Illustrations de Richard Deblauwe, Rétroviseur, 144 pages
Voici un recueil composé de
31 nouvelles, ou plutôt « fantaisies » policières autour de
l’inspecteur Degré, policier atypique qui répugne à procéder à quelque
arrestation que ce soit (toute ressemblance avec la réalité relèverait d’un
hasard surprenant, pour ne dire tout à fait invraisemblable) !
L’auteur qui ne se prend pas
au sérieux, amène cependant le lecteur à se poser quelques questions bien
réelles sur ce qui se passe dans un commissariat (et il s’en passe de
belles… ! « profiteroles et
boudin blanc ! » comme s’exclame Degré), et aussi dans notre
société entre la drogue et la prostitution, entre le gang des épiciers et la kleptomanie de la femme du trésorier
payeur général…
Dans une « dédicace en forme d’introduction », l’auteur nous révèle qu’il a écrit
une première histoire après une nuit d’insomnie, sa femme lui ayant imposé par
la suite d’écrire une nouvelle chaque nuit… Ces 31 nuits renvoyant peut-être
par dérision aux 1001 nuits de
Shéhérazade ! Il reste au lecteur à en lire une chaque jour du mois. Voilà
une étrange ordonnance et une excellente thérapie pour les insomniaques comme
en délivre le docteur Lesage (dont
on peut rappeler la compétence en la matière… puisqu’il fut déclaré mort à la
suite d’un grave accident en 1994 !).
in Harfang N° 23
Voilà un recueil de 18 nouvelles, pour la plupart
parues en revues, mais qui présente une belle unité.
Unité dans le sujet : l’Amérique de la violence,
de la drogue et du racisme ; l’Amérique du cinéma, du jazz et du blues…
Unité dans la forme : la double référence aux
nouvelles noires américaines et aux grands song
writers comme E. Clapton, B. Dylan,
L. Reed, B. Springsteen, T. Waits, N. Young, F. Zappa dont les textes
placés en exergue de chaque nouvelle sont une sorte de fil rouge…
in Harfang
N° 14
J’ai
pas triché, Michel Leydier,
Éclipse, Hachette, 48 pages
in Harfang
N° 15
Tome 1, Jean-François Morange; Tome
2, Michel Leydier
L’Association culturelle du Lac de Grand-Lieu a choisi
la littérature pour valoriser son patrimoine. Patrimoine naturel, écologique,
historique mais aussi culturel et littéraire avec les nombreuses légendes qu’un
lieu aussi inaccessible et mystérieux a fait naître au cours des siècles. En un
an, deux écrivains ont été invités en résidence d’écriture avec pour mission
d’écrire deux nouvelles inspirées par le lac.
Jean-François Morange
nous livre d’abord le Journal d’un
nettoyeur, John Grove, dont la mission est de nettoyer le lac de grand Lieu
de toutes ses légendes ! Puis l’histoire de Jeanne, Janou de la Chevrotière, qui après vingt huit ans d’absence,
retrouve son père… le jour de son enterrement.
Michel Leydier,
quant à lui, a plongé sa plume dans les eaux noires du lac. Et il mène tout le
monde en bateau avec son détective désœuvré tenu
à l’écart pour trouver les vraies causes de la mort d’un homme retrouvé
dans une plate, victime d’une crise
cardiaque selon l’enquête de police.
Et il récidive en essayant de faire passer les héros
de L’angelot du lac pour de petits
anges qui veulent se faire oublier après le casse du Crédit Rural de Bouaye
alors que ce sont de vrais canards sauvages !
Deux façons de conjuguer un lieu… avant de connaître
la suite avec les nouveaux auteurs invités cette année.
in Harfang N° 18
Tous crocs dehors, Lunatik,
Éditions Quadrature, 132 pages
Vingt nouvelles qu’on peut aimer. Ne pas aimer. Aimer
en partie… mais il est difficile de rester indifférent à un tel recueil.
On peut aimer le style percutant, original,
dérangeant. On peut aimer l’art de la formule…mais moins la provocation qui
cède parfois à la facilité. On peut aimer les surprises, les chutes, les
rebondissements. On peut aimer les nouvelles bien noires… mais moins celles où
règnent cruauté et brutalité. On peut aimer l’humour noir, grinçant… mais moins
le cynisme.
Mais on aimera sûrement les personnages solitaires,
perdus, tiraillés entre amour et violence, souffrance et folie qui essayent « tous crocs dehors »
d’affronter le mal qui se manifeste sous toutes ses formes.
Ce qu’on a aimé sans réserve, ce sont les premières nouvelles
du recueil, qui détournent les contes et leurs personnages pour les plonger
dans la noirceur du monde moderne. Ainsi on ne s’étonnera pas du meurtre du
Père Noël ; ni des dérives du « Petit Prince » dans les cercles
infernaux et les dédales souterrains du bloc D qui « restera à jamais une légende urbaine » ; ni du « cliché 666 » véritablement
diabolique qui fait que le marin retrouvant sa « Belle au Bois
Dormant » un peu fanée à son retour
au port, reparte aussitôt ; ni enfin du revirement final d’un petit
« Chaperon rouge » moderne dans « Raconte
moi une histoire ».
Loin des recueils qui
« ronronnent », voici un recueil qui réveille ceux pour qui la
lecture est indissociable du plaisir de la transgression.
in Harfang N° 39
Après quelques textes courts publiés aux éditions
Calligrammes et quelques nouvelles primées (Iris terre à Brest en 1994, Harfang
en 2000), Charles Madézo choisit
aujourd’hui une distance plus longue avec un récit ou court roman.
La passe des sœurs se situe dans les années 50-60 dans la baie de
Douarnenez. Pourtant, l’action semble intemporelle et les personnages sont les
acteurs d’un rituel immémorial, d’un culte secret à la mer… Autour du jeune
Alban, désigné d’emblée comme victime par sa candeur juvénile, on trouve le
vieux Nolf dans le rôle du sage, mais aussi Dahad, la belle et jeune prêtresse
de cet étrange culte de la mer, dont le nom se tourne en tous sens et qui reste
aussi insaisissable qu’une sirène, et enfin son frère Sten dont chaque acte
oscille entre la raison la plus froide et la folie la plus perverse. Sans
oublier la mer qui reste le personnage central qui confère à chaque geste un
caractère sacré et qui donne à l’histoire la dimension du mythe.
Dès lors, l’action se joue entre deux eaux, entre rêve
et réel, entre les légendes celtes et nordiques, où se lisent en filigrane
celles de la ville d’Ys, dans une esthétique fin de siècle qui peut évoquer Huysmans
et Mirbeau (comme le rappelle la
quatrième de couverture) et dans une atmosphère pleine de sensualité et de
mystère proche de certains récits de Julien Gracq
ou d’André Pieyre de Mandiargues.
Au rythme de la prose marine de Charles Madezo, le lecteur se laisse bercer, et
plonge au cœur d’une passion amoureuse, toujours plus loin, sans jamais voir où
cela l’entraînera.
Un livre envoûtant.
in Harfang N° 18
Chroniques du Moulin
Vert, C. Madezo, Chemin faisant, 112 pages
Portuaires, C. Madezo, La Part Commune, 96 pages
L’auteur, né à Douarnenez, a passé sa vie à
construire des ouvrages portuaires en France et ailleurs… Aujourd’hui, il livre
deux petits volumes qui reviennent de manière différente sur son sujet de
prédilection, son port d’attache.
D’abord avec des Chroniques. Celles
du Bar du Moulin Vert face à la cale du port de Lomener (dans le Morbihan). Aux
dires de l’auteur, ce lieu serait une sorte d’axe central autour duquel le
monde bouge, un lieu comparable à l’aleph dont parle Borges, « un point de l’espace
qui contient tous les points ». Car à l’heure de la mondialisation, ce
point d’observation privilégié peut faire que le local renvoie au global… à tel
point que les figures du lieu, comme Serge qui parcourt la planète pour son
entreprise, revient toujours faire sa partie de beach-volley sur la plage face
au port, comme Max de retour de Dakar ou de Singapour qui raconte quelques
anecdotes d’ici ou d’ailleurs avant de partir à la pêche vers Groix !
Point fixe dans l’espace mais aussi point fixe dans
le temps, histoire de rappeler que ce qui se passe là-bas aujourd’hui s’est
aussi passé ici hier : les combats navals de la flotte napoléonienne en
1812, les naufrages et les tempêtes (celle de 1979), l’exil des réfugiés « rouges »
du Front Populaire espagnol…
C’est le style de C.
Madezo qui permet de mêler avec bonheur le fait divers, l’anecdote, la
nouvelle, la chronique, l’essai et la poésie.
C’est ce qui frappe aussi dans Portuaires,
où l’auteur s’attache à cerner d’une manière plus générale tout ce qui touche
la technique, mais aussi la symbolique et la poétique des ports. Faisant appel
autant à l’histoire qu’à la mythologie et la littérature : la Bible, Homère, mais aussi Baudelaire, Borgés, Camus ou J. – P. Abraham sont convoqués. Et si Camus avait célébré ses « noces »
avec le port méditerranéen de Tipasa, C. Madezo
quant à lui, revient au port de Douarnenez, à la base de sous-marins de Keroman
(comparée à une caverne primitive)… et au petit port de Lomener.
Port, point d’origine et de fin de tout voyage.
Port, passage ou porte entre la terre et la mer, entre la naissance et la mort.
Lieu de départ (parfois différé) et de retour (toujours attendu).
in Harfang N° 33
Une
boucle d’oreille pour Jacob,
Charles Madezo, La Part commune,
128 pages
Plutôt connu pour ses proses « marines », C.
Madezo s’écarte apparemment de son
port d’attache en narrant la rencontre lors d’une mission en Syrie avec un
certain Jacob, copie conforme et moderne du Jacob biblique… Ce qui lui qui
donne ainsi l’occasion d’une relecture très personnelle, au-delà de la
permanence des situations et des comportements et au-delà des millénaires.
Relecture accompagnée par Hugo, Delacroix, Baudelaire, Rimbaud, Freud… dont les
citations viennent cautionner et aussi enluminer l’histoire de ce personnage
dont le mythe est revu et corrigé à la lumière du Jacob syrien
contemporain !
Mais au final, si l’on y regarde de
près, C. Madezo en revient à la
mer, puisqu’il imagine Jacob rêvant de mer sans jamais l’avoir vue !
in Harfang N° 37
Glögg, Anne Maille,
L’Escarbille, 156 pages
Bravo à « L’Escarbille », édition
associative créée en 1998, qui s’est spécialisée dans la publication de
premiers romans et qui pour son dix-septième ouvrage ose un recueil de
nouvelles !
En 24 nouvelles, on plonge dans l’univers d’Anne Maillé, peuplé de nains, de bègues, de
boiteux, de mères mortes, de pères partis… enfin des personnages auxquels il
manque quelque chose, un petit rien ou l’essentiel et souvent beaucoup
d’amour ! Qu’ils s’appellent Hugh, Clou, Cliff, Nils ou le Chinetok, ils
parlent peu, laissant derrière eux quelques mots comme ultimes traces de vie.
Dans ce monde mystérieux, entre réalisme noir et
onirisme, où tout est réduit au minimum, l’auteur réduit aussi les dialogues et
même son récit tout en ellipses et autres asyndètes. La surprise est au détour
de chaque phrase et la logique du réel est souvent bousculée par quelque folie
surréaliste.
D’un côté, on est très proche de Samuel Beckett. De l’autre, on sent l’humour
sous-jacent d’un Buster Keaton
(dont le Hard Luck est évoqué dans Elmer).
Dans tous les cas, un ton, un style, un
univers… et donc une grande réussite pour un premier recueil.
in Harfang N° 34
Le Grand
Fakir, Dominique Mainard, Éd. Joëlle Losfeld, 176 pages
Après trois recueils de nouvelles, voici le premier
roman (dont nous avions publié quelques pages « annonciatrices » dans
notre N° 16) de Dominique Mainard. Roman
magique et tragique qui se déroule dans une atmosphère de cirque à la lisière
de la ville, entre un monde de rêves et d’illusions et un monde sordide où
règnent mort, cruauté et folie. Là survivent (sousvivent serait plus juste) deux exclues, deux
laissées-pour-compte dans ce grand cirque qu’est la vie : Madame Lénore,
arrivée à douze ans, est devenue l’étoile du cirque en compagnie du Grand
Fakir, avec qui elle a connu une passion amoureuse dévastatrice, avant d’être
abandonnée par ce dernier et plus tard de se réfugier dans l’ancien bordel de
la ville. Déclarant dès lors une guerre sans merci à l’Amour; et Angèle, fille
abandonnée dans un terrain vague après le départ du cirque, fille entre l’ange et la bête, fille de la boue et du rat, élevée par
les sœurs et devenue l’ange gardien de Madame Lénore.
Dans ce monde de la déchéance, les valeurs sont
inversées : Madame Lénore, reine du cirque, ne vit plus que dans le
souvenir de son heure de gloire, sa robe scintillante est aujourd’hui réduite
en lambeaux et l’Amour, dans lequel elle voit la cause de sa chute, se
métamorphose avec le temps et les fermentations du cœur en Guerre impitoyable,
en vengeance cruelle ! Quant à son ténébreux voisin, Noël, pédophile et
empailleur, il redonne vie à la mort, par quelque magie et étrange inversion
des rôles, que ce soit un cadavre de chien, une oreille coupée ou une jeune
fille ! Enfin, Zabor lui-même n’est devenu Grand Fakir qu’après avoir été
trapéziste et après une chute lui interdisant de continuer à faire l’ange dans
le ciel du cirque ! Les costumes sont mités, les paillettes ternies, le
cirque lui-même devenu parodie de ce qu’il a été.
Là, tout n’est que fatalité car tout est déjà écrit
dans les marges du grand livre de la vie. Ainsi l’Homme-Oiseau, le nouveau
trapéziste, dont Angèle tombe secrètement amoureuse, ne sait ni lire ni écrire, a l’esprit d’un enfant de
dix ans, mais est le prince des airs, l’égal de l’aigle royal et ne tardera
pas à chuter, à devenir fakir avant de terminer empaillé à son tour !
Alors qu’adviendra-t-il d’Angèle, qui à l’inverse des autres personnages, a
connu la déchéance dès la naissance… fera-t-elle un grand saut de l’ange pour
trouver le salut de son âme ?
Si Dominique Mainard
a réussi à créer au fil du récit cette atmosphère étrange et dérangeante, c’est
grâce à une écriture aussi tendue que le fil d’un funambule, aussi tranchante
que le fil d’un couteau, aussi tenue qu’un fil de la Vierge.
in Harfang N° 18
Après deux recueils de nouvelles et un premier roman Le
grand Fakir, ce nouveau roman (Prix Fnac 2002) vient confirmer que D. Mainard a un réel talent de conteuse et
que son style et son univers très personnels commencent à être reconnus par un
public de plus en plus large.
Leur histoire peut se lire comme une fable sur le silence, sur les peurs venus du
fond des âges face au langage, aux mots devenus “ traîtres ”. On peut
y lire aussi l’histoire d’une famille où buter sur les mots est une question de
vie ou de mort. Le grand-père disparaît pour n’avoir pas pu ou su répondre à
ceux qui l’arrêtaient ; la grand-mère, Baba la douce meurt (d’une attaque
cérébrale) en lisant un conte… Nadédja en tire la conclusion que les mots sont
des traîtres dangereux : elle ne
saura donc ni lire ni écrire, elle effacera les mots du journal ou de roman que
son compagnon écrit chaque jour… C’est alors qu’Anna, sa fille, vient au
monde : elle ne lui apprendra ni à lire ni à écrire… Anna grandira, murée
dans son silence, jusqu’à six ans, entre le poisson dans son bocal et Fenist,
le vieux mainate, prisonnier de sa cage “ pour
le protéger du monde ” au fond de l’oisellerie où travaille sa mère.
Nadéjda acceptera pourtant de l’inscrire dans une école pour malentendants où
elle rencontrera Merlin. Merlin “ l’enchanteur ” qui aidera Nadéjda à
se réconcilier avec les mots et aidera Anna à travers des jeux, bulles de
savon, sifflet, masques et grâce à Fenist, l’oiseau phénix, à retrouver la
parole et la liberté !
Histoire d’êtres étranges et fragiles… comme des
bulles de savon, ballottées entre la peur et la magie des mots.
Histoire poétique d’une enfance d’avant le langage.
Je voudrais tant que tu te souviennes, Dominique Mainard, Éditions Joëlle Losfeld, 256
pages
Un titre à la Prévert pour une histoire douce-amère
comme sait les raconter Dominique Mainard,
avec un peu de douceur, sans mièvrerie, avec un peu d’amertume et un zeste
d’acidité.
Ses personnages sont
toujours en équilibre entre deux mondes, entre réel et imaginaire, entre
légèreté et gravité, entre désir et renoncement et surtout entre silence et
parole. Alors chacun a besoin de se raconter des histoires pour rester en vie,
pour rétablir cet équilibre qui les attire vers le vide…
Dans une petite ville de
province, entre cité et zone pavillonnaire, il y a Mado, handicapée dès
l’enfance, qui perd la mémoire et essaye de coller dans un cahier des fragments
du réel, des « bouts du monde », des photos minuscules qu’elle prend
chaque jour. Il y a Julide, adolescente qui fuit sa famille désireuse de la
marier au cousin comme le veut la tradition et qui raconte des histoires pour
endormir ses petites sœurs et pour tenir Mado en éveil.
Arrive alors un étranger que
l’on nomme l’Indien et qui fait profession de couvreur sur les toits de la
ville. Mado l’aperçoit et « tombe » amoureuse. L’Indien est intrigué
par cette femme qui semble l’observer. Julide tente à tout prix d’empêcher leur
rencontre, sentant confusément que pour chacun d’eux, cela raviverait
secrètement des souvenirs qui les feraient « chuter » plus lourdement.
Personnages funambules,
tiraillés à l’intérieur d’eux même par l’exil entre terre d’origine et terre
d’accueil, entre passé et présent, qui risquent à tout instant de tomber d’un
côté ou de l’autre. L’équilibre ne se maintient qu’en racontant des histoires, entre
secrets bien gardés pour soi et mensonges donnés en pâture aux autres.
En maniant avec beaucoup de
maîtrise poésie et symboles, l’auteur, a su une nouvelle fois comme dans ses
livres précédents, raconter « leur histoire ».
in Harfang N° 30
Lutins en milieu urbain, Renaud Marhic, illustrations de David Roussel, AK
éditions, 72 pages
En effet « Us
et coutumes des lutins et autres peuples féeriques en milieu urbain au début du
XXI siècle par le professeur Bonnet » est un ouvrage désormais
incontournable qui permet de recenser les 18 types de lutins répartis dans les
3 zones urbaines : intérieure,
extérieure et souterraine. Les fiches descriptives (ainsi que les dessins
de D. Roussel) permettent
d’identifier le Petit Tricoteur (ou lutin à aiguille), le Berger des planchers
(ou lutin à éternuement), Bug le Gnome (ou Gnomidé des pannes, souvent caché
dans les ordinateurs), le Pizz’raptor (ou lutin chouraveur), le Grisou (ou
lutin flatulent), la Fée déphasée (ou fée électricité)…
Enfin quatre tests en QCM
permettent au lecteur d’évaluer ses connaissances et de devenir Docteur en
lutinologie.
Voilà un ouvrage assez dans
l’air du temps, que l’on pourrait croire réservé aux petits mais qu’il faut
d’abord vivement conseiller aux grands, car selon le proverbe lutin « Tu comprendras ça quand tu seras
petit » !
Après Lutins en milieu
urbain (A.K 2002, voir Harfang N°23), la collection Bibliothèque
du merveilleux propose un nouvel inventaire des lutins en Armorique. D’un côté,
les textes humoristiques de professeurs imaginaires, entre autres le professeur
Le Brac, expert en lutinologie... qui font cependant référence à la tradition.
R. Marhic se place sous la
protection très sérieuse des E.
Souvestre, F. M. Luzel, A. Le Braz, A. Le Rouzic, et autres P.J. Hélias ! De l’autre côté, D. Roussel signe les illustrations colorées
et très soignées pour faire vivre les Fanch Feu Follet ou « la
Plaie des Carrefours », Soize la Revenante ou « la Dame
Blanche », Sacré Koril ou « l’Assommant Sonneur », Lanic
Cornigan ou « le Balayeur de Mégalithes », Vil Varech ou
« l’Homme-goëmon », les Anaons ou « les 7
Trépassés »…
Les traditions sont enfin
remises au goût du jour… à la mode armoricaine… sans passer par le folklore
américain ! Ce recueil n’est cependant pas à mettre en toutes les mains et
doit impérativement ne pas rester ouvert les soirs de pleine lune…
in Harfang N° 25
Ceux qui ont apprécié Lutins
en milieu urbain et Lutins à la mode de Bretagne,
aimeront sans aucun doute ce Petit bêtisier féerique, concocté
par Renaud Marhic et illustré par
David Roussel…
Cette fois, les deux
compères s’en prennent aux contes de fées et revisitent Perrault et les frères Grimm
pour les détourner… avec un Barbe Bleue innocent, une Belle au bois qui
ronfle et un Chaperon rouge qui ment…
Tout cela est « merveilleusement
incorrect » !
Au seuil de l’année 2014 où l’on commémorera le
centenaire de la Première Guerre Mondiale, ce recueil vient à point nous
rappeler ce que fut le quotidien de ceux qui ont subi l’enfer du « Chemin des Dames » ainsi que
le quotidien des « Dames »
qui les ont accompagnés sur ce chemin.
M. Martin
a su choisir parmi tant d’autres possibles, douze situations qui permettent de
plonger le lecteur au cœur de cette tragédie et aussi des consciences de
l’époque.
D’abord en relatant la vie quotidienne des poilus dans
les tranchées sans épargner au lecteur les « relents
de chloroforme, de cadavres, de chlorure de chaux et de merde », celle
des poilus en « perm » qui retournent au village et se payent un peu
de bon temps, celle des « gueules
cassées » renvoyés dans les hôpitaux à l’arrière, et des
« planqués » à Paris… mais aussi celle des femmes, infirmières,
marraines de guerre, mères, femmes, sœurs, fiancées… Le tout est historiquement
bien documenté, jusqu’à noter les petits détails vestimentaires et à restituer
le vocabulaire imagé des poilus eux-mêmes.
Chacune des douze nouvelles est comme une petite scène
saisie, un instantané. Tout l’intérêt de ce recueil étant de ne pas tomber dans
le manichéisme facile des images d’Epinal et des cartes postales d’époque.
Ainsi on peut suivre Paul qui, comme beaucoup
d’autres, part « fleur au
fusil » et passe une dernière nuit avec une femme dans une chambre
d’hôtel avant de monter au front : se reverront-ils ? Puis Ferdinand
qui, ayant refusé de monter en ligne, est passé en conseil de guerre, a été
condamné à mort dans un premier temps, puis finalement aux travaux
forcés : reverra-t-il Marguerite ? Quant à Abdoulaye, tirailleur
sénégalais, reverra-t-il Hortense, sa marraine de guerre, une fois rentré au
pays ?
Quand Auguste arrive en « perm » à Paris, il
s’étonne de voir que la vie continue comme si de rien n’était pour les
profiteurs de guerre et les « embusqués »
de l’arrière. Mais quand il retrouve Renée à la Lanterne rouge, il lui
parle des rats et des poux… mais il tait les morts et les obus ! Quand un
autre retrouve le temps d’une « perm » sa Normandie natale et Marie,
sa « jolie fiancée » et
d’autres « dames du chemin »,
c’est une courte pause car le « Chemin
des Dames » l’attend qui deviendra pour lui « chemin des armes, chemin des larmes » avant de devenir « chemin de croix » et de se
terminer dans la boue de Verdun sous une croix de bois et la plaque « Tué à l’ennemi. Mort pour la
France ».
D’autres ne retrouvent l’arrière que blessé comme
Michel, futur « gueule cassée »
qui voit un « ange blanc »
en chaque infirmière. Ou comme ceux
qui amnésiques, aphasiques, névrosés, blessés sans blessure, sont entassés et
cachés et dont les ombres font une « ronde »
dans les cours des hôpitaux.
Enfin M. Martin n’oublie
pas les femmes et les enfants,
victimes elles aussi, de cette guerre. Petite fille qui tient son journal et
envoie des lettres au papa parti au front. « Enfant
de personne » qu’aucun ne veut voir, comme celui de Noémie, violée par
l’ennemi, enceinte, qui accouchera d’un enfant « né le cordon autour du cou, préférant rester dans les limbes de
la nuit ». Femme contrainte au travail dans les fermes ou dans les
usines. Et aussi veuve de guerre, devenue agent double pour venger son mari
sous le nom d’Alouette, qui couche
avec Helmut, un baron allemand des services de renseignements.
Seule lueur d’espoir dans ce sombre tableau avec
Victorine remerciant la « Providence » qui a permis à Victor de
traverser cinq années d’épreuves et qui rentrera du front pour faire
connaissance avec sa fille, bien nommée Victoire… née le 11 novembre
1918 !
Alors, avant de relire tous les grands textes écrits
depuis un siècle, de Barbusse, Dorgelès et Genevoix à Cendrars, Céline et Rouaud…
et avant de découvrir tous les ouvrages qui ne manqueront pas sur le sujet dans
les années à venir, un conseil : lisez ce recueil qui en douze petits
tableaux a su saisir l’essentiel.
in Harfang N° 43
Ultimes vérités sur la mort du nageur, Jean-Yves Masson, Verdier, 128 pages
Il est vrai que son recueil
mérite amplement ces récompenses, autant pour la qualité du style que pour
l’unité de thème et de composition… sans oublier l’originalité du ton qui
laisse chez le lecteur une sensation de malaise, une impression d’être
« entre-deux », entre le rêve et la réalité, entre la vie et la mort,
entre le « pas tout à fait » fantastique et le « presque »
autobiographique (six nouvelles sont écrites à la première personne sans qu’on
puisse identifier le narrateur à l’auteur).
Ce n’est par hasard que le
recueil commence par « une
description » où un homme assis à son bureau écrit à son fils, lui
décrivant minutieusement ce qu’il voit par sa fenêtre : la place du
village un jour de marché… quand soudain il sent une présence dans son dos. « Elle était là, elle était entrée sans
bruit […] et semble attendre, mais quoi ? »... Sans plus se
soucier de cette intrusion, il continue son travail d’écriture comme seul moyen
de lutter contre le temps qui passe, de retarder l’instant fatidique, de mettre
un dernier écrit, un dernier écran entre le présent et… la Mort !
Défi fou à la mort, mais
aussi défi au temps et à l’espace dont les repères flous créent la tonalité
dramatique de la plupart des nouvelles.
Ainsi après la disparition
cinquante ans auparavant de son ami, nageur de compétition, le narrateur, en
délivrant les « ultimes vérités sur
la mort du nageur », rappelle qu’il avait choisi d’atteindre un îlot
rocheux, « parfaitement
vierge » où « personne
depuis des millénaires » n’avait posé le pied… mais qu’il ne l’a
jamais atteint ! À l’époque, chacun avait conclu à l’accident, au suicide…
Mais qui dit la vérité ?
Cette quête identitaire de
l’origine se retrouve aussi pour celui qui en « un voyage » veut remonter le temps jusqu’à la source,
retrouver le village d’enfance et retrouver sa mère dans un au-delà de la mort.
Comme pour celui qui dans « Un retour » croit
reconnaître la maison de sa petite enfance, l’achète pour poursuivre
tranquillement son travail de traducteur sans se soucier de sa sœur qui lui
affirme que la maison a disparu depuis longtemps. Mais qui doit-on
croire ?
Tel autre se perd en forêt
en un moment d’« égarement »
entre deux pays, entre deux langues, au-delà de cette « ligne mystérieuse […] diaphragme invisible entre deux
mondes » où ce qui se passe d’un côté ignore totalement ce qui se
passe de l’autre.
Tel autre enfin, arpenteur,
tente « un passage » sur un
pont sur lequel il ne peut ni rebrousser chemin ni déboucher sur une autre
rive !
On comprend alors qu’à
partir du point d’origine, la chambre d’abord, puis la maison, le village, la
forêt… le monde est hostile et que les différents cercles concentriques éloignent
d’un centre perdu à tout jamais. La vie est cette force centrifuge qui fait que
les personnages semblent expulsés vers des ailleurs et des futurs qui ne
chantent pas, sans espoir de retour (sinon en rêve) au point de départ !
Selon ce même principe, les
quelques tentatives pour retrouver l’unité familiale, en partant à la recherche
de la mère ou de la grand-mère, sont vouées aux mêmes échecs : d’ailleurs
comment expliquer le silence du grand-père qui a commencé le jour même de la
naissance de son fils car pour lui « avoir
jeté un être dans la vie [est] un crime épouvantable »…
Et paradoxalement comment
expliquer les invectives proférées par le père pendant son sommeil (mais
dort-il vraiment ?) pour appeler sur lui et ses enfants le châtiment de
Dieu puisque « le plus grand péché
dont il s’accuse est désormais de nous avoir engendrés ».
Entre le silence et les
paroles, s’écrit la vie. Entre la naissance lointaine, les origines perdues et
la… Mort qui attend les personnages, seuls les écrits, les paroles peuvent
encore jouer le rôle de lien pour les retenir et les maintenir en vie en
retardant l’heure fatale !
Ces huit histoires sont là
pour nous le rappeler.
in Harfang
N° 33
Sous un ciel en zigzag, Bernard Mathieu,
Editions Joëlle Losfeld, 138 pages
Pour faire le récit d’un vie
en zigzag et brosser le portrait d’un personnage qui passe du petit
voyou au mari modèle et bon père de famille avant de devenir meurtrier…
sans doute fallait-il une forme en zigzag à mi-chemin entre le roman et
le recueil de nouvelles.
C’est
le parti pris de Bernard Mathieu
qui assemble les dix petits losanges de la vie de son (anti) héros pour nous
montrer comment les hasards cousent les différents morceaux de fil (pas
toujours) blanc !
Vendeur à la petite semaine,
il zigzague sur les routes à la recherche de l’amour, tout en essayant
d’écouler des robes de mariée de contrefaçon, des voitures d’occasion
« empruntées »… avant de se retrouver routier ! Un jour de
canicule, il rencontre dans un train Isabelle qui lit Maupassant, Morand et Bove… !
Le coup de foudre frappe aussi en zigzag ! Seul l’amour fou et
aveugle peut enserrer dans les liens du mariage Isabeau l’intello et Richard le
loubard ! Histoire de faire croire au lecteur que les retournements sont
possibles, que le voyou s’est enfin rangé et que le bonheur est possible quand
Isabelle papillonne de rencontres en colloques internationaux et que son mari
s’occupe des enfants à la maison !
Mais ce serait oublier que
le propre du zigzag est de biaiser, de passer d’un bord à l’autre et de
lier ainsi ce qui semble le plus éloigné et le plus improbable ! Un
ouvrage qui peut surprendre mais qui réveille sans cesse l’attention du
lecteur.
in Harfang N° 26
Le coup de mailloche, Hervé Mestron,
Editions Méréal, 144 pages
Irène sur le plancher des vaches,
Frédéric Michaud, éditions
Delphine Montalant, 112 pages
Roman ?
Recueil de nouvelles ? Les deux, m on capitaine, répondrait J.-N. Blanc qui verrait là un exemple parfait
de ce qu’il appelle le « roman-par-nouvelles ».
En
effet, à raison d’une « nouvelle-chapitre » tous les 5 ans entre 1960
et 2005, F. Michaud fait la
chronique d’Abbéfontaine, petit village du Jura, où se déroule un étrange
compte à rebours…
En
1960, les Gauthier, le père, la mère et trois filles, dont Irène, tiennent une
des dix fermes du village. À la radio, De
Gaulle parle de « révolution silencieuse » pendant que
les trois sœurs en rentrant de l’école vont aider leur père pour la corvée de
« ramassage » des cailloux dans les champs !
Mais
au fil des années, chez les Parmentier, les Tusch, les Bluem, les Dumont…
familles de paysans depuis plusieurs générations, il arrive que le père meure avant l’âge de la
retraite, que les enfants s’installent à la ville… Les unes après les autres,
elles sont finalement toutes touchées… Tant et si bien qu’en 2005 quand Irène
revient au village, il n’y a plus qu’un paysan, Gilles, et une seule
exploitation en activité !
Mieux
qu’une étude sociologique, ces dix petits textes racontent la disparition des
exploitations agricoles et le dépérissement de la France rurale.
in Harfang N° 36
Grands sont les maîtres du Haut-Kœnigsbourg, Annie Mignard,
Le Verger, 64 pages
Là, son imagination a remonté le cours
du temps jusqu’en l’année 1525, où grands
étaient les maîtres du Haut-Kœnigsbourg. Elle nous fait suivre Martin, fils
de vigneron et jeune valet au château… Elle nous fait aussi remonter les
siècles à travers trois guerres successives entre l’Allemagne et la France…
Au final, cette résidence d’hiver a
permis à l’auteur d’offrir une nouvelle historique exemplaire… qui est comme
souvent une réflexion sur l’Histoire.
in Harfang N° 18
La fiction brève ou fragmentée dans la
littérature française depuis les années 80 (1980-1995),
Annie Mignard, Thèse
Université Paris VIII, 2000
(450
pages, bibliographie de 300 titres, index des noms d’auteurs et notions)
Consultable
à l’université Paris VIII et à la Maison des écrivains, 53 rue de Verneuil
75007 PARIS
Le fait est suffisamment rare pour être signalé :
une thèse consacrée à la nouvelle française ! La troisième en 20
ans ! Après Jean-Pierre Blin et
Pierre Boutier, Annie Mignard qui était jusque là connue comme
une (bonne) praticienne du genre court (7 histoires d’amour, Ramsay, 1987 et
H.B., 1996) est passée de l’autre côté de la page pour analyser la place de la
fiction brève dans le champ littéraire français contemporain.
Prenant acte du tournant des années 80 qui a vu le
reflux des avant-gardes et du structuralisme, et le retour du récit et du
sujet, elle se demande si ce repositionnement ne passe pas par les fictions
brèves.
Face à l’opposition classique de la nouvelle et du
roman, elle propose d’abord d’analyser le « format intermédiaire » de
la novella, le jeu du bref et du long
dans le fragmenté et les différents types de recueils. Et met aussi en rapport
l’esthétique du genre et le support : « cahiers des charges de la
presse », espace limitée des revues, crise de l’édition…
Puis elle analyse l’éclairage que la fiction brève
apporte à l’évolution littéraire dans des domaines aussi différents que celui
de « l’irréalisme » ou celui du « je » et de
l’autobiographie.
Enfin elle démontre que la nouvelle, en cette fin de
XXe siècle, renoue avec les histoires, avec une certaine tradition
de l’histoire littéraire et avec l’Histoire… après l’ère du soupçon et les
moments de doute, après le sentiment de fin de l’Histoire et la rupture du
symbolique nés de la deuxième guerre mondiale.
La
nouvelle française contemporaine,
Annie Mignard, ADPF, 160 pages
Ministère des
Affaires étrangères, 6 rue Ferrus, 75014 Paris
À la demande de l’ADPF (Association pour la Diffusion
de la Pensée Française), Annie Mignard
a concentré l’essentiel de sa thèse en une cinquantaine de pages, agrémentées
d’une frise de citations de nouvellistes contemporains et suivies d'une
bibliographie de qualité (ainsi qu'un résumé rédigé en anglais et en espagnol).
Dans cette nouvelle, Annie Mignard part d’un fait divers datant de
1981 : en Italie, près de Rome, un enfant de six ans tombe dans un puits,
reste coincé trois jours et trois nuits avant de mourir sans qu’on puisse le
secourir sous les yeux de millions d’italiens qui suivent pour la première fois
un tel événement en direct sur les écrans de télévision.
Parallèlement au récit de la tragédie personnelle vécue par l’enfant et sa mère
qui continue de lui parler pendant trois jours pour le rassurer, l’auteur
analyse aussi la foule attirée par le malheur, présente comme un chœur de
tragédie antique commentant les faits et propageant les rumeurs.
Brossant le double portrait d’une mère en piéta
antique sortie d’un tableau de la Renaissance et d’une mère en piéta moderne
assaillie par les micros et caméras (ce que soulignent les dessins de Emmanuel Tête) cette nouvelle atteint une
dimension intemporelle et universelle. Hier, c’est aujourd’hui et c’est demain.
Après avoir donné au fait divers journalistique une épaisseur sociologique,
elle permet d’entrevoir la vérité éternelle du mythe : celui de la terre mère
qui réclame son dû de chair fraîche, celui du sacrifice d’un enfant au milieu
d’une « fête sauvage ».
Mon amoureux et moi, Isabelle Minière,
D’un Noir Si Bleu, 240 pages
Dans ce recueil de 14 nouvelles, Isabelle Minière conjugue l’amour selon les modes
et les temps, dressant une sorte d’inventaire (à la Prévert, bien sûr, cité en exergue) de différentes figures
des amours contemporaines… Couples jeunes ou vieux, légitimes ou illégitimes,
soudés par un coup de foudre ou dissous dans la routine.
Ainsi, après mariage et enfants,
Guillemette se retrouve veuve et se dit : « je suis enfin chez moi » le jour où elle s’installe
dans « Le paradis »,
résidence pour personnes âgées… et où elle rencontre Antonin avec qui elle
forme un couple « d’amants âgés qui
rattrapent le temps perdu ». Lasse des petits mensonges de routine et
arrangements avec le quotidien, Julie quitte le lit conjugal et son mari
ronfleur pour « une dose
d’amour » sur le canapé avec un amant imaginaire. Quant à Charline,
elle rencontre enfin « l’âme
sœur » mais l’homme de sa vie est… une femme !
Couples unis par le « sexe, juste le sexe », qui s’offrent « de bons moments » ou qui
rejouent « le grand méchant loup et
la petite bête » ou couples unis par la tendresse amoureuse et
l’absence de sexe, comme Alice et Quentin adeptes du « PAM » (traduisez : Pas Avant le Mariage) ou encore
Constance, l’infirmière et Valentin, l’architecte qui se sont rencontrés sur un
site de rencontres « asexuelles » sur Internet.
Dans la dernière nouvelle, Isabelle Minière va même jusqu’à revisiter la
Bible et proposer une version moderne de la « Véritable
histoire d’Adam et Ève », car l’amour est toujours à réinventer, à
réécrire… Ce faisant, elle poursuit ici son
travail commencé dans ses romans et ses nouvelles (Maison Buissonnière et
Harfang n°36), portant beaucoup d’intérêt aux
mots pour analyser les petits maux quotidiens et un intérêt particulier aux
liens humains qui existent entre homme et femme (Un couple ordinaire) ou entre parents et enfants (La première marche). Avec le souci du mot juste, du petit détail bien observé,
elle brosse le portrait de couples qui se font et se défont, avec tendresse et
humanité, par petites touches juxtaposées, entre gris et rose, entre grave et
léger, entre tristesse et sourire.
Ce que le temps a fait de nous, Isabelle Minière, gouaches
de Hélène Rajcak, Le Chemin de Fer, 80 pages
Sans doute sommes-nous tous liés aux autres et à notre
passé… c’est ce que montre Isabelle Minière
en décrivant les relations entre une mère et son fils… Relations qui se
répètent, parfois en s’inversant avec le temps… Ainsi une vieille mère traite
son fils de 50 ans en petit écolier… et
le fils, célibataire endurci, accueille chez lui sa mère « retournée en enfance » qui collectionne les rubans et
les boutons multicolores et confectionne de superbes bracelets. Objets
symboliques ou non (superbement illustrés par des gouaches d’Hélène Rajcak), la vie n’est-elle pas faite de
ces longs rubans qui se mêlent, s’entremêlent au point de faire des nœuds… ou
qui se referment sur un bouton coloré ?
Vivant entre deux fantômes, celui d’une mère jeune et
dynamique qui n’existe plus et celui d’une sœur imaginaire qui n’a jamais
existé, il est difficile pour ce cinquantenaire de tisser de nouveaux liens
avec une femme, comme Natacha qui de son côté reste attachée à son vieux mari…
Difficile d’exister au présent, de vivre le présent et d’avoir une ligne de vie
aussi droite et colorée qu’un long ruban de soie…
Isabelle Minière
montre ainsi que nos vies sont bâties comme nos vêtements. Et en bonne
couturière, elle a construit sa nouvelle comme une veste ou une robe, soignant
les plis, les ourlets, les coutures, les boutonnières… sans négliger les
dessous et les doublures, sans oublier les rubans et les boutons !
in Harfang N° 38
Souvent primées dans les concours ou publiées dans les
revues, les nouvelles de F. Mizio
trouvent ici une seconde vie. C’est avec une sorte de dérision que sont abordés
les thèmes de vie quotidienne : la progression inquiétante de la stérilité
masculine dans Gamète blues, la
retraite pour un huissier de la salle des coffres d’une banque dans ouvertures exceptionnelles pour cause de
fermeture… C’est avec la même dérision qu’il détourne les nouvelles noires
et polar… Enfin laissons là les grandes considérations car comme il l’écrit
lui-même : La Critique est facile,
le polar est difficile.
in Harfang
N° 14
Parfum
et serpent, Claire Moracchini, HB Editions, 144 pages
Il s’agit surtout d’histoires de séduction ou de
rupture, considérées alternativement du point de vue masculin et du point de
vue féminin.
Ainsi chaque mois, Claudia donne-t-elle rendez-vous à
un homme dans un café, sous le regard de son mari. Et chaque mois, leur union
est « mise en danger »jusqu’au
jour où le pouvoir du nouveau séducteur l’emportera !
Ainsi l’amoureuse a-t-elle perdu dans une foule de
carnaval son amant masqué et ce dernier fait-il la rencontre d’une autre « Toi avec quelque chose en plu ou en
moins ». Dès lors, elle redoutera qu’il recherche ce « quelque chose d’indéfinissable »
ailleurs qu’en elle.
Ainsi les prémisses ou les préliminaires sont lourds
de conséquences sur la poursuite d’une relation, car « la vie n’est qu’une suite de premières fois » : premier
baiser, premier "je t’aime", première gifle qui peut être le
"détonateur" d’un coup de foudre et d’une longue liaison entre un
médecin et Monique, serveuse de snack !
« Mais
où a-t-elle donc été chercher tout ça ? »pourrait on se demander. Dans « C’est quoi une romancière ? » la narratrice affirme
écrire ses fantasmes refoulés, faire un « bouillon
de culture » de ses colères, jalousies, humiliations, frustrations.
Elle ajoute que « personne ne
pourrait s’y reconnaître » ni le dentiste, ni le mari, ni le chef, ni
l’ex-mari ou l’ex amant… Alors ?
in Harfang N° 21
N
Le 18e chameau, Jean-Yves Nacache,
Alfil
Rachid, prisonnier de sa banlieue, peut-il encore rêver ?
Même s’il ne connaît de la tour de Babel que sa version bétonnée et qu’il sait
que les tapis volants n’existent pas, il croit encore que la poudre blanche est
le seul moyen de retrouver un monde de rêve et d’échapper à ce monde pourri.
À partir de cette situation banale, J.-Y. Nacache, né en Tunisie et aujourd’hui
médecin à Paris, a écrit une sorte de conte philosophique.
En effet, Rachid va connaître la sagesse en
rencontrant le vieux Chouchani qui lui apprendra « l’art de la
patience », car si « les occidentaux sont les maîtres de l’heure,
nous, peuple des sables, sommes les maîtres du temps », qui lui racontera
les anciens contes (comme celui du 13e chameau) et qui lui
transmettra une leçon de tolérance pour mieux affronter les autres, le monde et
l’Histoire : « Les Juifs et les Arabes sont comme le soleil et les
étoiles, ils ne peuvent vivre ensemble, mais ils ne peuvent exister l’un sans
l’autre ».
Un message simple, écrit dans une langue simple, mêlée
de toute la poésie solaire de la Méditerranée.
in Harfang
N° 14
14 nouvelles et 17 portraits, dont certains vont par
couples, comme Claude qui reste veuf au moment où Béatrice s’en va après une
longue maladie, comme Hubert le mari qui reste aussi seul le jour où Sandra son
« cordon bleu » prend un amant… Et dont d’autres vont seuls, comme
René le simplet qui devient amoureux, comme Gabrielle qui pédale sur la route
vers son amour absent… 17 portraits rehaussés d’une touche de fantaisie, pour
donner un peu de relief à la banalité de la vie, pour donner plus de profondeur
à la routine quotidienne et pour donner de la couleur aux visages blanchis par
le temps.
in Harfang
N° 14
N’aimer personne, Brigitte Niquet,
Ravenala, 120 pages
Il est toujours difficile de
faire parler les enfants. Brigitte Niquet
trouve d’emblée le ton juste en donnant la parole à quatre fillettes. Et en
entrecroisant leur destin au cours de huit chapitres ou nouvelles qui finissent
par tisser un véritable « roman-par-nouvelles » à la manière de
Jean-Noël Blanc, elle trouve le
moyen de les suivre au fil de rencontres et de courriers échangés jusqu’à l’âge
adulte. Inutile de préciser qu’ici le fil est noir, car les chemins d’enfance
de B. Niquet ne sont pas semés de
roses et font des vies adultes parsemées de violences, de folie et de mort.
Que dire devant le réel
désespoir de Séverine, six ans, que sa mère oublie dans le métro, dans les
magasins ou les jardins publics ? Que dire devant la folie de sa
mère ? Que dire quand son amie Clara nous apprend, 27 ans plus tard,
qu’elle mourra en mettant au monde son premier bébé ? Parallèlement dans
son Journal, Clara ne sait que penser de la disparition de son père,
parti sans laisser d’adresse. Dans ses lettres à Séverine, elle se demande si
son nouveau chien Dick et un séjour en vacances dans la ferme de ses deux
cousines, les jumelles Estelle et Anna, pourront lui faire oublier ce départ.
Mais le chien meurt, le père ne revient pas… « Il faudrait n’aimer
personne ». Nevermore. Jamais plus caresser Dick, jamais
plus revoir papa. Il faut faire son deuil : Clara de son père et de
son chien, Séverine de sa mère folle, et du plaisir de tous les enfants à
souhaiter la fête des…
Clara, arrivée à l’âge
adulte, est devenue écrivain. Elle préfère faire des livres plutôt que des
enfants. Des romans noirs, bien évidemment, son premier succès ayant pour titre
« La mort est un jeu d’enfant », suivi d’une auto-fiction
(cette concession à la mode est-elle bien nécessaire ?) utilisant la vie
de son amie Séverine…
Ce premier volume de la
collection « Chemin d’enfance » des éditions Ravenala est prometteur.
À suivre.
in Harfang N° 22
Portraits
d’écrivains, Jean-Jacques Nuel, Éditinter, 112 pages
Voici un recueil de trente six textes brefs qui sont
autant de caricatures, où l’on peut se demander si toute ressemblance avec des
écrivains vivants ou disparus est bien fortuite.
Que retenir ? L’acharnement de celui qui travaille
toute sa vie à composer son épitaphe ? ou l’infinie tristesse de celui qui
collectionne les lettres de refus des éditeurs ?
Faut-il rire ou pleurer devant quelques situations
cocasses ? devant la radiation de l’Ordre des écrivains, sous prétexte qu’il a
entretenu des relations sexuelles avec quelques unes de ses lectrices ? devant
la superbe de cet écrivain virtuel qui mûrit lentement une œuvre de génie… mais
qui chaque jour en remet l’écriture au lendemain ? devant la persévérance des
autorités à retrouver la maison natale d’un grand écrivain qui vient de
disparaître et qui, apprenant que celle-ci a été rasée, la reconstruisent à
l’identique pour lui consacrer un musée… entre la cafétéria et l’autoroute !
Que penser enfin de cet heureux pays où les écrivains
attendent leur mort et la gloire posthume ? Là, tous ceux qui se prétendent
écrivains doivent être déclarés à la mairie afin de recevoir une pension… en
échange de quoi ils s’engagent à écrire toute leur vie, à déposer au fur et à
mesure leurs manuscrits… qui ne seront lus qu’après leur mort par un jury qui
décidera soit de les éliminer, soit de les publier partiellement ou
intégralement !
Avec ironie, mais aussi avec tendresse, J.-J. Nuel a réussi à coucher sur le papier le
destin éphémère de tout écrivain et de tout scribouillard, qu’il occupe le
devant de la scène ou qu’il croupisse dans l’anonymat le plus total.
O
L’Hospitalité des voleurs,
Truxton Orcutt, HB éditions, 288
pages
Par quel bout
prendre un tel ouvrage ? L’étiquette ? Le livre est sous-titré
« roman », mais l’auteur parle « d’anthologie ». De
fait, on y trouve une macédoine de textes arabes, chinois, persans, américains,
belges… d’époques et de genres différents : contes, aphorismes, essais
philosophiques, nouvelles, écrits apocryphes… Bref, un puzzle où chaque pièce
s’imbrique étroitement avec celles qui l’entourent ! L’auteur ?
Truxton Orcutt : voilà un nom
qui sent fort le pseudo, le plagiat et la parodie… Quant aux noms des textes
rapportés : Nasruddin, Tsi Ying et son vieux maître taoïste Souong Tseu,
ou encore la philosophe belge Joëlle Duval,
ou enfin Raymond Marchand
« le Paul Bowles français »,
ils semblent aussi nombreux que les pseudo de Pessoa !
Alors le titre ? L’hospitalité des voleurs pourrait offrir
une clé au lecteur puisque le livre est le lieu qui accueille les textes volés
aux uns et aux autres ! Puisque tout recueil accueille tous les sens pour
offrir un sens à chacun. Puisque ici tous les textes renvoient à cette
difficulté de trouver le sens à travers les sens, l’unité à travers la
diversité, la vérité à travers les multiples versions et interprétations.
Problème central qui dépasse largement le champ littéraire et culturel. Enfin
on se demande qui a écrit quoi ? Avant d’aller vérifier sur Internet la
validité de ces hypothèses et la teneur des polémiques, (et à défaut de pouvoir
consulter la Bibliothèque de Bin Laden, dont la description est l’objet
d’un rapport secret pp. 169-174), il reste le catalogue de la Bibliothèque
de Babel dont l’inventaire a été établi par son célèbre gardien J.-L. Borges !
P
L’homme de bois, Stéphane Padovani, Éditions Bérénice, 96 pages
À quoi bon revisiter les
mythes, pourraient s’interroger certains.
S. Padovani n’est pas de ceux là puisqu’en écrivant L’Homme
de bois, il reprend à la racine même l’histoire de Collodi et de son Pinocchio.
Fable ou conte philosophique moderne, son histoire commence au cœur même de
l’arbre jusqu’à ce que les coups de hache du destin nous conduisent du végétal
à l’humain, « de l’immobilisme au mouvement, du destin personnel à la
destinée collective, de la conscience individuelle à l’interrogation
métaphysique ».
Le récit et le personnage
gagnent bientôt une autonomie, une liberté qui entraînent le lecteur dans de
nouvelles aventures et suscitent de profondes réflexions sur le sens de la vie.
Un beau premier roman pour
le lauréat du concours Harfang 2002 !
Nous aurions un petit genre : publier des
nouvelles, Gilles Pellerin, L’Instant Même, 224 pages
Dans cet essai composé de différents articles, Gilles Pellerin tente de répondre aux questions
essentielles du genre. Sous l’axe de la poétique (Qu’est-ce qu’une nouvelle
aujourd’hui ? Pourquoi faire bref ? La nouvelle se définit-elle par
sa fin ?), de la didactique (Quel usage pouvons-nous faire de la nouvelle
en classe ?), de la critique (Comment parler de l’espace fragmenté du
recueil ?) et du marché. « La
double existence de la nouvelle comme texte autonome et pièce au sein d’un
recueil fait la joie des nouvellistes et des lecteurs : ne
constituerait-elle pas un handicap aux yeux du plus grand nombre ? »
Mougaburu, Antoine Piazza,
Éditions du Rouergue, 352 pages
Après Roman
fleuve (Le Rouergue, 1999), A. Piazza
plonge ses lecteurs dans les cendres de l’épopée napoléonienne.
Il y a quelques années,
P. Rambaud, dans La
Bataille (Grasset, Goncourt 1997) avait déjà décrit, à la manière d’un Balzac, la bataille d’Essling.
Mais avec A. Piazza, on se situe dans l’après bataille, dans les années 1840,
au moment où les cendres de l’Empereur vont être rapatriées… avec un maréchal
Fayet et un général Dewaeghe qui ont partagé les campagnes de Russie et
d’Espagne… et au moment où la conquête et la colonisation de l’Algérie
commencent.
Après les actes
héroïques qui ont hissé ces hommes au sommet de la hiérarchie militaire, on
retombe ici dans les petites histoires personnelles : accident de cheval
pour Dewaeghe ; pour Fayet, lutte contre des bandits qui s’en prennent à
ses chevaux, ses gens ou ses terres… Chacun se retrouve seul devant sa
conscience et ses souvenirs, devant les trahisons et la mort.
Tout est narré avec une
distance constante, puisque les souvenirs des guerres napoléoniennes tout comme
les faits présents ne sont rapportés qu’à travers les lettres échangées entre
les deux officiers et un médecin.
Ces hommes d’action qui
en sont arrivés à vivre dans leurs souvenirs et qui en viennent à attendre les
événements ou à les subir, ne sont-ils pas devenus l’ombre d’eux mêmes ?
Essayant de revivre un passé violent et glorieux, feignant de croire que l’Algérie
sera une nouvelle terre de conquête, ne sont-ils pas condamnés à faire le deuil
de leurs grands rêves ?
Heureusement, l’action
est assurée par un superbe cheval et Mougaburu, un soldat énigmatique et
fascinant qui traversent le roman d’une manière fulgurante.
Voilà un recueil de facture classique construit autour
d’une thématique centrale: celle du vide, de l’incertitude liée au temps, de
l’impossibilité de savoir si… Thématique renforcée par une très forte
connotation autobiographique puisque les 6 nouvelles constituant le recueil
sont suivies de fragments d’une autobiographie inachevée et d’extraits d’un
journal intime.
Que ce soit l’histoire d’un critique qui découvre l’andante inconnu d’un concerto de
Mozart, celle d’un interprète qui assiste à la mort de son ancien rival, celle
d’un voyageur de commerce qui disparaît, celle d’un gardien de phare hanté par la mort de son père ou enfin celle d’un
écrivain pris au piège de l’écriture et auquel sa femme répète sans cesse
« tu n’es plus là… », c’est toujours le même constat, celui d’une
absence. Pour tous ces hommes, plutôt artistes, et pour Bernard Pingaud, cette absence est « une
infirmité, mais aussi un privilège », notamment pour l’écrivain qui pense
qu’on « écrit parce qu’on ne vit plus et qu’on ne vit plus parce qu’on
écrit ». En fait, « l’écriture est un deuil assumé » et Bernard Pingaud nous livre là 6 histoires où la
présence de l’art et des artistes n’existe que parce qu’ils se sont absentés de
la vie.
Ce qui nous lie…, Gaële Pingault,
Quadrature, 120 pages
Pour son second recueil, Gaëlle Pingault offre une quinzaine de
nouvelles… comme un bouquet composé et coloré qu’un lien tient fermement pour
en assurer l’unité et l’harmonie. Ce qui lie les personnages entre eux, ce sont
ces liens simples ou complexes, tendres ou cruels, ces liens qui nous relient
parents, amis, époux, amants… à la vie à la mort.
C’est ce qui lie au-delà de toutes les épreuves de la
vie Dominique et Maria -toujours « muy
guapa »- qui se retrouvent après dix ans de séparation… Ce qui lie les
« trois inséparables »
Raynald, Romain, Stéphane et la femme de ce dernier, en quatrième mousquetaire,
bien au-delà de leur naissance en 1976 et de leur chanson fétiche chantée par Delerm… Ce qui lie aussi « trois copains » en voyage
scolaire en Allemagne le jour de la chute du Mur de Berlin… Ce qui lie enfin
une jeune femme à son frère jumeau mort-né dont elle apprend l’existence en
allant à Venise…
Si les tonalités sont très différentes, l’humanité est
constante et rend chaque nouvelle de ce recueil… très attachante.
in Harfang N° 40
Un recueil est toujours un
bouquet offert au lecteur. Cette « poignée de marguerites »
composée de 13 nouvelles fantaisistes et guillerettes, n’est pas fait pour nous
déplaire.
Effeuillons donc ce premier
recueil avec G. Pochet, si souvent
publié en revues (dans Harfang n°2, 3 et 11) !
C’est peu dire que nous
aimons un peu ses sujets variés, qui brassent les époques de la Tour de
Babel à la comtesse de Ségur en passant par le Roi René et qui brassent les
lieux, de la Foire du Trône à la rue Saint-Denis en passant par les bords de
Seine.
Nous aimons beaucoup sa
maîtrise de la chute, très classique, et passionnément son humour, si
rare aujourd’hui, qui n’est pas sans rappeler un Marcel Aymé, cité discrètement d’un clin d’œil en exergue d’une
nouvelle.
Et ce que nous aimons à
la folie, c’est son art de conteur d’histoires qui ne se prend pas au
sérieux et qui au détour d’une page se recommande de W. Trevor « Certains écrivent pour changer le monde.
Moi je veux simplement raconter des histoires »… car ce que nous
n’aimons pas du tout, ce sont ces théoriciens, ces donneurs de leçons,
ces em…
Alors, G. Pochet, continuez donc à cultiver des
fleurs dans votre jardin et n’hésitez pas à nous en offrir quelques brassées de
temps à autre !
Tête d’âne n’a jamais pelé !... et
autres histoires du terroir,
Raymond Poirrier, Editions du Petit Pavé, 168
pages
Sous titrées « histoires du terroir »,
ces 36 textes, anecdotes, chroniques ou nouvelles, essaient de restituer les
propos des paysans du Maine et aussi l’esprit d’une époque révolue, celle des
horloges comtoises, des chevaux attelés, des antiques bicyclettes… C’est-à-dire
la première partie du XXè
siècle, en cette période de transition entre les traditions et la
modernité, où le tracteur apparaît, où les chèques remplacent les billets, où l’eau courante
arrive au robinet et où la « fée électricité » fait sortir le monde
rural des ténèbres et de l’obscurantisme…
Sans tomber dans une nostalgie ennuyeuse, l’auteur
rend toujours le propos léger par un bon mot en patois, par une pointe ou une
chute humoristique… histoire de rappeler
que ces paysans « savaient rire, ce qu’on ne sait plus faire. Ils
se moquaient des autres et souvent d’eux-mêmes ». La petite formule,
le trait en bouche qu’ils savent trouver face au banquier, au curé, au baron ou
à la comtesse, montrent aussi leur bon sens naturel.
Le lecteur retrouvera avec plaisir « comme
à l’accoutumée », une nouvelle publiée dans Harfang N°12.
in Harfang N° 33
Pour
que demain vienne, Corine Pourtau, D’un Noir Si Bleu, 156 pages
Chacune des cinq nouvelles de ce recueil commence de
manière légère et semble inviter à chanter et danser comme l’indiquent les
titres « Valse lente / Pas de deux /
Pavane / Bacchanale / Séguedille » et la citation en exergue
d’une strophe de la « Chanson de
Grand Père », ritournelle enfantine écrite par V. Hugo en 1876… Citation détournée de
manière ironique puisque chaque nouvelle se termine dans le noir le plus
sombre, comme les dessins à l’encre du même V. Hugo
qui ponctuent le recueil de sinistres présages !
Passant donc du rose au noir, C. Pourtau nous montre comment la vie
d’adolescents d’aujourd’hui peut rapidement basculer ! Ainsi dans « Valse lente », une mère part
à la recherche de son fils, Nico, son bébé aux joues roses, disparu depuis six
ans. Après avoir imaginé les scénarios les plus glauques, elle le retrouve au
fond d’un studio sordide entre drogue et prostitution ! C’est le cas aussi
de Gabrielle ayant accouché « sous X » il y a quinze ans, et qui part
à la recherche de son garçon : elle découvre un Marc qui « pavane » devant ses amies
et Caro, sa sœur d’adoption… jusqu’à ce
que la joie de ces retrouvailles soit ternie par la jalousie ! Quant aux
protagonistes du « Pas de
deux », ils débouchent sur
une double désillusion : Lioubov, jeune fille a quitté son camp de rom
pour venir travailler en France et connaître la vie en rose qu’on lui a fait
miroiter, mais elle se retrouvera piégée dans une filière de
prostitution ; Valentin, jeune lycéen, qui l’aide à s’échapper, rêve d’un
amour romantique... qui se terminera tragiquement ! Quant à Louna, elle a
trouvé son « double » dans un livre intitulé « Adagio » dans la librairie qui recevra bientôt
l’auteur. Alors elle fantasme sur cette rencontre, suit l’auteur dans les rues
sombres de Lyon après la séance de dédicace… se perd et se retrouve face à un
inconnu ! Enfin, la petite étudiante qui fait du baby-sitting s’invente
une vie de star hollywoodienne pour oublier la réalité, plus noire :
traquée depuis trois jours, elle se réfugie dans le Passage Jouffroy où elle
passe ses nuits comme une SDF après avoir accidentellement tué l’enfant qu’elle
était chargée de garder !
Chacun, chacune se fait son cinéma, imagine… rêve sa
vie en rose avant de retomber dans le noir ! La référence au cinéma n’est
pas simplement récurrente au niveau thématique, mais aussi stylistique, car le
suspense et la force de ce recueil tiennent dans les ellipses, les flash-back…
et restituent en filigrane le décor et l’atmosphère des meilleurs films
noirs !
in Harfang N° 41
L’arche de Zoé, Françoise Provini-Sigoillot , HB éditions, 216 pages
Avec ce premier recueil de 11 nouvelles (dont la
nouvelle-titre publiée dans Harfang
N° 13), F. Sigoillot peint en
demi-teintes un monde où le pire côtoie le meilleur, où le rire est proche des
larmes ; un monde plein de mauvais
rêves et de noces de toiles ;
un monde de « paumées » : auto-stoppeuse, chômeuse ou grand-mère
séquestrée.
Mais il faut de tout pour faire un monde…
et même tout et son contraire, c’est-à-dire de tout petits riens pour faire l’arche de
Zoé.
L’angoisse de
la première phrase, Bernard Quiriny, Phébus,
192 pages
Qu’importe que Quiriny connaisse l’angoisse de la
première phrase si le lecteur connaît la jubilation de la première à la
dernière !
Comment ne pas saluer ce
recueil de 16 nouvelles qui concilie nouveautés et inventions en multipliant
les références à la tradition de la nouvelle, de M. Aymé à J.-L. Borges,
de J. Perret à Melville !
Ainsi, Pierre Gould,
écrivain, personnage récurrent qui traverse le recueil, emprunte au Martin d’Aymé et au Bartleby de Melville : d’abord traumatisé par
la première phrase, il commence ses livres par la seconde ; puis au soir
de sa vie, obsédé par la dernière phrase, il efface l’avant-dernière et finit
par désécrire ce qu’il a écrit !
Car tout, d’une phrase à
l’autre, se fait et se défait ; tout oscille entre angoisse et
espoir ; tout vacille entre montée des rêves les plus fous et chute dans
une réalité des plus ordinaires et des plus absurdes ! À moins que ce soit
l’inverse, que réalité et logique des plus solides s’écroulent devant
l’évidence des illusions ! À moins qu’un banal arrosoir devienne un
cauchemar pour son utilisateur s’il s’agit d’un « arrosoir
phénoménologique » tenant à la fois du mythique « Tonneau des
Danaïdes », d’un curieux concept philosophique et du « vistemboir »
sorti tout droit du « Machin » de J. Perret !
Alors tout est vrai et tout
est faux dans ce monde où bibliographies et biographies réelles se mêlent aux
imaginaires, à la manière de Borges !
Tel personnage sort de l’Ulysse de Joyce
et de L’archiviste de Dublin de Flann O’Brien !
K. Marx rencontre sur un bateau C.
Castoriadis en 1945 ! Et le lecteur s’interroge sur les terribles
retombées « collatérales » de la publication de l’essai « Le
knudsisme : une imposture » à propos de la philosophie du (très
hypothétique) philosophe norvégien Knudsen !
Enfin Quiriny nous rappelle-t-il fort à propos
que toute littérature est illusion et mensonge… en racontant l’histoire de ce
patron de La Pouise & Fontaine qui a fait fortune avec une
entreprise dont la raison commerciale est le mensonge international, constatant
par exemple que « La plupart des écrivains mentent si mal qu’ils ne
racontent plus que la vérité ! ». Qu’il continue à nous enchanter
avec ses histoires absurdes et mensongères… on en redemande !
in Harfang N° 26
Contes
carnivores, Bernard Quiriny,
le Seuil, 252 pages
En lisant la préface d’Enrique Vila-Matas, un quiproquo
s’installe : Bernard Quiriny est-il
un écrivain réel, un écrivain imaginaire ou... Ne faut-il pas rajouter son nom
au « Catalogue des absents » ? N’est-il pas le double de Pierre
Gould, personnage récurrent déjà présent dans le premier recueil intitulé L’angoisse
de la première phrase (Phébus, 2005) spécialiste des biographies
d’écrivains réels ou imaginaires ? Ou bien n’est-il pas sorti finalement
d’une des « fictions » de Borges ?
Le lecteur est en droit de se poser ces quelques
questions devant les nombreuses références littéraires et les quiproquos
fantastiques proposés dans les quatorze nouvelles de ce recueil.
Un évêque qui se dédouble avec « une âme pour peupler deux corps », c’est mieux que
Docteur Jekyll et Mister Hyde ! Un homme doué de « captations auditives » pour entendre tout ce qu’on dit
de lui, c’est plus fort que les prouesses d’un « Passe-muraille » et les multiplications de « Sabines » proposées par
Marcel Aymé ! Un amant
rappelé à la raison en plein adultère par un miroir disposé dans la chambre
d’hôtel et renvoyant l’image de l’épouse et des autres maîtresses, il y a là de
quoi ternir le miroir du « Horla » !
Mais à l’envers de ces nouvelles roses et bon enfant,
il y a des nouvelles plus noires où, à l’instar de Thomas de Quincey, l’assassinat doit être « considéré comme un des
beaux-arts » : ainsi l’étrange disparition de la femme à la peau
d’orange, littéralement « épluchée »
par son amant qui boit son sang jusqu’à la dernière goutte ; celle du
botaniste John Larourelle, grand spécialiste des plantes carnivores ainsi que
celle plus étrange encore du commanditaire du contrat que doit exécuter un
tueur à gage !
Attention donc aux apparences pour ce recueil où
écrivains et personnages se mêlent, où les contes roses sont peut-être les
nouvelles les plus noires, et vice versa quand les « contes carnivores » sont peut-être les plus
inoffensifs, où tout peut renvoyer à son contraire comme dans cette langue des
Yapous d’Amazonie, indéchiffrable par les linguistes, mais qui repose sur des
« quiproquos » permanents.
in Harfang N° 33
Une
collection très particulière,
Bernard Quiriny, Le Seuil, 192
pages
On y trouve les ouvrages de Robert Martelain
(amnésique qui écrit toujours le même livre), Matthieu Mandelieu, Albert Megammay,
Paul Lespallières (qui écrit des « livres gigognes »), Claude Guérard
(qui renie son premier roman « Antre
pourri » et passe sa vie à en détruire tous les exemplaires), Alfred
Benders (dont les ouvrages « s’allègent »
chaque année de quelques centaines de mots !), Hyppolite Baronnier…
Inutile de vous précipiter sur le dictionnaire le plus proche, d’interroger les
encyclopédies en ligne pour en savoir plus… Il faudra sans doute attendre un
prochain recueil où B. Quiriny
dressera un catalogue exhaustif de la bibliothèque de Gould et qu’il écrive un Dictionnaire des écrivains imaginaires !
La littérature réelle
n’est pourtant pas absente… et à côté des classiques cités (on a souvent parlé
de J. L. Borges ou de M. Aymé à son propos), il s’agit pour Quiriny, en véritable « auteur » de créer et
d’ajouter de nouvelles références à la
Bibliothèque de Babel ! Pour maintenir l’ambigüité, il y a même dans
la liste « des livres qui sauvent et
les livres qui tuent », le titre d’un ouvrage bien réel d’Enrique Vila Matas « La lecture assassine » ! Proust, Montherlant ou
Borges sont aussi présents… puisque
Gould est aussi l’inventeur d’une machine à écrire programmée qui écrit des
chefs-d’œuvre comme «Un amour de
Swann » ou « La
Recherche » quelles que soient les touches que l’on frappe !
Mais l’esprit collectionneur de Gould ne se cantonne
pas à la seule littérature, il s’intéresse aussi à certains faits de société
étonnants (comme les « résurrections
massives » ou « la
dégglomération ») et à dix villes imaginaires (d’Albicia à Volsan, « ville du silence » en
passant par Port Lafar) qui viennent s’ajouter à la liste déjà longue dressée
par Italo Calvino et quelques
autres !
Le recueil, composé en alternance par ces trois séries
ou collections de livres étranges, de villes improbables et de faits de société
pour le moins curieux, est également traversé en alternance par l’humour,
l’ironie, la parodie et autres tonalités qui instaurent une distanciation et
maintiennent une ambigüité constante entre réel et fiction, entre sérieux et
futile.
On sent bien que Quiriny
prend plaisir à jouer avec les livres et les lecteurs… Ce recueil, comme les
précédents, ressemble étrangement aux « silènes »
(qu’il évoque en dernière page à la suite de Rabelais), ces petites boîtes décorées
de manière « joyeuse et
frivole » et dont on imagine que le contenu est à l’image de leur
apparence… mais qui contiennent en fait « des
choses précieuses ». Manière rabelaisienne de rappeler que chaque
livre est un os dont il faut chercher la « substantifique
moelle ».
Le lecteur trouvera aussi son plaisir dans un tel
recueil où chaque page adresse de petits clins d’œil de connivence et où chaque
texte est un feu d’artifice aux couleurs de l’imagination !
R
Arts
ménagers, Isabelle Renaud,
Quadrature, 120 pages
L’originalité
de ce recueil est de s’organiser autour d’objets de la vie courante, qui sans
être pour autant au centre de l’action, sont tour à tour révélateurs ou
perturbateurs. Très souvent objets de mauvaise augure, ils rappellent la
cruauté cachée derrière des situations banales et quasi quotidiennes.
Dès
la première nouvelle, « l’alliance » qui « devenait
plus lâche » au doigt du mari est bien le signe que, dans le couple,
l’alliance s’est relâchée bien avant que Marie-Rose prenne l’initiative de s’en
aller. Plus loin, c’est « la poupée » maudite qu’Hélène voit
réapparaître lors d’un déménagement. Quant au « fauteuil »
acheté par Soledad et Simon, il est trop beau pour rester dans le salon et
échoue finalement sur le trottoir, comme le symbole du refus de la société de
consommation et comme une réponse et un lointain écho aux objets achetés par
Sylvie et Jérôme dans Les Choses de G. Perec quelques décennies auparavant…
On
l’a compris, les objets ou les choses ne sont là que comme prétexte pour mieux
nous révéler les ambigüités ou les failles des personnages. C’est la réussite
d’I. Renaud dans 13 nouvelles et
cela dès son premier recueil.
in Harfang N° 36
Du côté d’elles, Denis Riguelle, Éditions
Quadrature, 120 pages
Un premier recueil prometteur… qui dès la sixième
ligne semble se placer (volontairement ?) sous le parrainage d’Hemingway lorsque Lucie sort un petit
calepin en moleskine « comme celui
d’Hemingway » qu’on lui a offert pour qu’elle note une phrase saisie
au vol dans la rue… avant d’offrir à son tour un cahier au narrateur pour qu’il
écrive son histoire !
D’emblée, les références à la littérature, la peinture
ou le cinéma agissent en contrepoint comme une mise en abyme de
l’histoire : Camilla donne rendez-vous dans l’église de Saint Sulpice
devant le tableau de Delacroix « La lutte de Jacob avec
l’ange » ; Yasmine cite la fable de La Fontaine « Le
lion malade et le renard » ; Magdalena est fascinée par Eva
Lindt, la fille du commissaire Erlendur dans un roman de l’islandais A. Indriðason ; Gaëlle rêve de
rencontrer Jodie Foster au
Festival de Cannes…
Ellipses, recours à l’implicite… toutes les
possibilités pour alléger le texte et s’en tenir aux bonnes vieilles règles
émises par le maître Hemingway sont
mises en œuvre.
Douze nouvelles qui sont aussi des portraits de femmes
(chaque nouvelle a pour titre un prénom féminin) où l’on va vers les femmes… « du côté d’elles ».
Douze histoires qui mêlent avec harmonie variété et
unité sans jamais lasser le lecteur. Cela pourrait continuer comme une suite
nervalienne « La treizième revient…
c’est encor la première » !
in Harfang N° 40
L’histoire d’Espagne est (aussi) au cœur de ce recueil
où alternent récits longs et nouvelles brèves. Du « Siège de Saragosse » par l’armée de Napoléon en 1809 à
notre époque en passant par la Guerre d’Espagne, un « seul bruit » court toujours « sur la terre d’Espagne » !
Toute l’originalité du travail de J. Robert (primé en 1999 et publié par
Harfang Hors série N°4) est sans doute d’avoir réussi, à travers le retour de
personnages imaginaires, à nous faire partager les aventures d’une même famille
confrontée aux conflits de ces deux derniers siècles.
Composé comme un puzzle dont le lecteur découvre les
pièces une à une, ce recueil trouve son unité dans une vision de l’Histoire où
l’homme doit survivre et vaincre les difficultés malgré les drames et les
tragédies.
in Harfang N° 43
La
lettre de Chattanika, Christiane Rolland
Hasler, Rhubarbe, 104 pages
Trois
longues nouvelles où des femmes sont tiraillées par des forces contraires,
forces centrifuges ou centripètes ; où des femmes vont et (re)viennent
entre ici et ailleurs ; où des femmes sont soumises aux violences des
hommes et de la nature, aux aléas des guerres et des catastrophes naturelles
(inondations ou éruptions volcaniques).
La
première attend que son fiancé, retenu en otage quelque part revienne… La
deuxième choisit de fuir la petite quincaillerie familiale et sa sœur
tyrannique pour rejoindre son fils Jack (car « les hommes partent, les
femmes s’enfuient » p.48) affirmant ainsi sa « proclamation
d’indépendance » (p.51) et s’arrêtant à « Chattanika : un
trop beau nom pour qu’on en revienne » (p. 46). La troisième,
photographe, revient vers la « Maison Douce » rongée par un
doute : a-t-elle déclenché l’explosion d’un attentat terroriste, tout
comme en 1836 un certain P. A. Douce avait fixé sur ses plaques le village
juste au moment de l’éruption du volcan… Retour ou nouveau départ ?
Trois
destins de femmes entre partir ailleurs ou rester ici. Trois portraits brossés
dans un style sobre, avec des phrases serrées au maximum. Une économie de
moyens au service d’un maximum d’effet.
in Harfang N° 37
Le Bourdon et la coquille,
Jean-Paul Rousseau, Editions
Rhubarbe, 365 p., 114 pages
Si
d’aventure le Chemin de Saint-Jacques de Compostelle vous attire, un
conseil : « n’oubliez pas d’emporter comme viatique Le
Bourdon et la coquille qui vous sera aussi utile que votre
bissac et qui vaut bien deux ou trois bénédictions ».
Ni
bible ni bréviaire, ce volume joint l’utile et l’agréable. L’utile avec les
considérations sur l’art et la manière de marcher (qui vous diront tout sur le
meilleur couteau pour la halte, le bâton le plus approprié, les chaussures les
plus adaptées ainsi que les différentes façons d’échapper aux chiens errants et
de vous accommoder des aléas climatiques). L’agréable avec quatorze contes ou
légendes qui se racontent le soir à la veillée dans quelque gîte, refuge ou
auberge espagnole autour d’une table ou d’un feu de bois.
Nouvelles
du jour racontées par un « Jacquet » en manque de public ou
histoires fantastiques de ces pèlerins qui s’appellent Jacques, Pablo, Juan,
Pierre ou Francis, qui vous apparaissent par hasard au détour d’un chemin, qui
font un bout de chemin avec vous… et qui disparaissent sans que vous vous en
aperceviez.
Par
contre si d’aventure vous ne pouvez faire le pèlerinage, vous pourrez toujours
lire ce volume comme un recueil de quatorze nouvelles pour tout savoir sur ces
rencontres extraordinaires que l’on peut faire sur le « Camino » vers Santiago
mais aussi pour comprendre en quoi ces quatorze étapes sont finalement les
quatorze stations de la « Passion » du pèlerin.
in Harfang N° 36
Mes pas captent le vent,
Philippe Rousseau, Coll. Passeport
pour… une Russie, Elytis, 96 pages
Étranger
à cette terre et à cette langue, il avance vers l’inconnu. Au fil des
rencontres et découvertes, on s’interroge avec lui sur le sens de sa quête… Et
au fil des pages, le texte impose ses rythmes, tour à tour celui de la marche
sous les étoiles et dans la neige, celui du transsibérien qui ressasse son « patom
patom ». Le texte impose aussi ses couleurs sur fond de photographies
et de documents divers.
Une belle prose poétique au-delà de tous
les clichés sur la Russie.
in Harfang N° 38
S
La nuit des origines, Nourredine Saadi, Ed. de l’Aube, 88 pages
Que reste-t-il de ses
racines quand on est exilé ? Pour Abla B., algérienne née à Constantine
qui vit à Saint-Ouen, il reste un manuscrit précieux, véritable trésor qu’elle
tient de ses ancêtres. Il reste aussi les souvenirs : les mots de la
langue natale, les parfums, les goûts, les objets. Un jour, dans la boutique
d’un antiquaire des Puces de Saint-Ouen, Abla découvre un lit à baldaquin,
semblable à celui qu’elle avait à Constantine. Ce lit, venu des origines, fait
resurgir tous les souvenirs….venus du plus profond de l’enfance.
Puis en rencontrant
Alain-Ali, né lui aussi à Constantine et brocanteur aux Puces de Saint-Ouen,
Abla est accueillie par la petite communauté « audonienne » :
une nouvelle vie commence où elle se sent intégrée, où l’amour avec Ali est
possible dans un lit à baldaquin, où elle en vient même à projeter la vente de
son manuscrit…
Alors se pose une autre
question : Peut-elle être ici et d’ailleurs ? Peut-elle vendre son
manuscrit qui reste sacré à ses yeux et qui est « un peu comme
l’enfant » qu’elle n’a pas eu ? Peut-elle oublier ces formules
qu’elle récite et qui sont les mots qui écrivent sa vie ? N’est-ce pas là
se perdre, perdre ses origines et son identité ?
Entre passé et présent,
entre là-bas et ici, rien n’efface cette déchirure, cette blessure jamais
refermée, ni les formules magiques écrites sur les pages blanches du livre, ni
les amours écrites entre les draps blancs d’un lit… même à baldaquin !
Tout comme les êtres exilés,
déracinés, les objets des puces sont entre deux mondes, en attente d’une
seconde vie… « Aux Puces, chaque objet est une histoire, chaque pièce
un sujet de roman » (p. 129). Derrière le lit à baldaquin, le
manuscrit et le personnage d’Abla, à travers symboles, métaphores et autres
allégories, c’est bien le roman de l’Algérie, le drame des algérien(ne)s et
l’histoire de tous les exilés que N. Saadi
nous raconte dans La Nuit des origines.
in Harfang N° 27
Actes du colloque d’Angers, mai 1999, Presses de l’Université d’Angers,
352 pages
Outre une bibliographie
exhaustive et l’intégralité des débats, le volume offre un inédit de l’auteur :
L’envers du monde, récit de voyage
effectué en Allemagne de l’Est en 1999.
in Harfang N° 19
Treize nouvelles comme
autant de variations sur l’Amour, où l’originalité ne réside bien évidemment
pas dans le thème, mais dans le style et la manière de conjuguer les éléments
et les motifs de quelque composition musicale ou picturale.
Si dans l’amour, le corps est
lié à ses propres perceptions et à celles de l’autre, ici les sens multiplient
les approches du monde par hyperesthésies. Ainsi se mêlent couleurs et parfums.
Ainsi un enfant abandonné par sa mère dans une cave sombre découvre « un
monde de sacs granuleux ». Une femme caresse d’une main la hanche « d’un
long corps d’homme enlisé dans ses perceptions ».
À travers des métaphores
végétales et animales, le corps est lié au cosmos, aux quatre éléments :
terre, vent, et surtout eaux des rivières, des fleuves ou des canaux de
Venise... Chaque nouvelle est l’occasion de mettre en scène le corps dans tous ses
états : attente, désir, sommeil, rêve ou mort et de décliner sous toutes
ses formes l’extrême tension qui existe entre la réalité extérieure commune et
une intériorité où les sens font atteindre l’essence même des choses.
in Harfang N° 22
Un pique-nique
en Lorraine, Annie Saumont,
éditions Joëlle Losfeld, 64 pages
C’est un dimanche de mai…
idéal pour un pique-nique et des retrouvailles familiales. C’est ce que pense
Tonton Jean qui monologue, parle à chacun, s’inquiète des enfants, de ceux
qu’on n’a pas eus, de ceux qui en ont eu, de leur santé… tout en faisant passer
la terrine et la sauce. Puis il s’étonne de l’émancipation des femmes qui
réclament l’égalité et se portent le pantalon… tout en découpant le saucisson
et remplissant les verres.
Verre après verre, les
langues se délient. Devant la grand-mère, Oma, devenue presque sourde, on parle
en Alsacien (autrement dit, entre l’allemand et le français), les
souvenirs reviennent… On revit l’arrestation du grand-père, Opa, et la
« valse-hésitation » entre la résistance et l’attente…
L’absence de réaction et l’indécision d’alors reste entre eux comme un orage
qui menace, toujours près à éclater.
Avec cette longue nouvelle,
Annie Saumont -comme à son
habitude- va à l’essentiel en restituant avec maîtrise toutes les ambiguïtés de
cette période, en les plaçant au cœur même du langage parlé, entre ce qui est interdit
et ce qui se dit dans cet entre-deux, dans ces hésitations constantes
qui font passer du léger au grave, du banal à l’essentiel.
Voilà un monologue qui
devrait inspirer un comédien en mal de texte fort, qui sonnera vrai et qui
touchera les cœurs !
in Harfang N° 26
Encore une belle journée,
Annie Saumont, Julliard, 200 pages
Avec
plus de 30 recueils publiés et plus de 250 nouvelles, elle est aujourd’hui LA
nouvelliste française par excellence ! Alors un nouveau recueil d’A. Saumont est toujours un événement dans
le petit monde de la nouvelle. Le dernier en date est cependant atypique,
puisqu’il est composé pour moitié de nouvelles récentes (dont « Pourquoi
t’es jamais venu ? » parue dans le dernier Harfang N°35) et pour
moitié de nouvelles extraites de recueils devenus introuvables.
Pour
les fidèles et anciens lecteurs, comme pour les nouveaux qui découvriront A. Saumont avec ce recueil, c’est
l’occasion de voir l’unité d’une œuvre… mais aussi les variations, les
progressions, les digressions. Autrement dit, telle qu’en elle-même, la
nouvelle selon A. Saumont change
insensiblement au fil des recueils.
Ainsi de 1977 (date de « Encore une belle
journée » dans le recueil Enseigne pour une école de monstres)
à 2010, on retrouve cette même écriture vive (qui supprime les articles, les
verbes parfois…), dépouillée (qui évite tout cliché), incisive. On retrouve cet
art du dialogue brut (mais très travaillé) qu’elle a souvent prêté aux enfants
(ah les Martin, Félisse, Fenoux, Bartillois de 1981 sont les petits frères
d’Yvan en 2008 : quel régal que les échanges entre potaches qui veulent
faire la peau de leur « Maître » !). On retrouve ce souci
du détail bien observé, du mot juste qui permet de donner la parole à ceux qui
en sont souvent dépourvu (les enfants par définition, les adultes maltraités
par la vie, isolés, SDF, handicapés comme « Chantal », l’une des
221 782 filles prénommées Chantal depuis 1940… et même les mères
emprisonnées à cause de leur fils dans « Pourquoi t’es jamais
venu ? »). Toutes ces caractéristiques appartiennent désormais
au style d’A. Saumont, souvent copié, jamais égalé.
Autant
de preuves d’une belle unité et d’une rare constance au-delà de quelques
variations subtiles (car parfois les références à l’actualité changent :
seul moyen de trouver le bon millésime du texte. Et encore, on peut se
tromper ! ). Il faut lire ce recueil, comme les précédents toujours bien
ficelé, avec ses 14 nouvelles, avec ou sans chute, avec ou sans sucre, mais
toujours avec un peu d’humour et beaucoup d’humanité. On en redemande. On
attend déjà la prochaine livraison.
in Harfang N° 36
Dans trois nouvelles (sur les 18 de ce recueil), une
petite tache (de sang ?de graisse ? de pisse ?) sur un « tapis de salon » revient
comme un refrain lancinant, comme un leitmotiv. Tout semble se concentrer dans
ce petit détail qui change tout… même si les histoires sont différentes et
n’ont aucun lien entre elles. Un détail, un objet insolite, une phrase, un
silence, restés inaperçus pour la plupart d’entre nous, sont l’occasion pour
Annie Saumont de bâtir une
nouvelle. Ainsi un verre à whisky, un scarabée, une petite fille rousse, un
kidnappeur, un puzzle… (Non ! ce n’est pas un nouvel inventaire à la
Prévert ! Non, ce n’est pas une liste de mots imposés en atelier
d’écriture !) servent de matériau pour la première nouvelle du recueil, intitulée
« Apprivoise-moi ». Elle
collectionne les petits riens de la vie quotidienne, note les phrases volées
dans la rue au détour d’une conversation, traque les mots eux-mêmes qui
contiennent la trame de l’histoire (ainsi en trois phrases : « Je m’étais tapi dans un coin. Je n’ai
pas pissé sur le tapis. Je n’ai pas tapissé le salon »)… et avec tous
ces éléments, comme autant de petits fils de couleur, il ne reste qu’à les
assembler pour faire un puzzle ou tisser un tapis !…
Cette simplicité artisanale n’est
qu’une apparence car il faut beaucoup de savoir-faire pour tresser une histoire
avec des bandes de textes qu’elle coupe et qu’elle colle, pour tisser une
histoire entre fil de trame et fil de chaîne où se mêlent le drame d’un poète
amateur et son poème sur « le
vent » écrit pour « Le
Printemps des Poètes », où les alexandrins des « Pauvres gens » tirés de « La Légende des siècles » de Victor Hugo qu’un jeune des banlieues « aurait bien aimé réciter » à sa copine Lahi se mêlent à ses
commentaires passionnés sur les courses de Formule 1 !
Petit à petit, de recueil en
recueil (en 30 ans plus de 30 recueils et près de 300 nouvelles), Annie Saumont tisse son œuvre dont on
s’apercevra dans quelques années, quelques décennies qu’elle a brossé là une
galerie de portraits de nos contemporains, oubliés et anonymes, et une fresque
de notre monde, ligne par ligne, fil à fil, point par point, par petites
touches à la manière d’un peintre pointilliste… Du grand art !
in Harfang N° 40
Sept filles, Leïla Sebbar, nouvelles, Ed. Magnier, 112
pages
Je ne parle pas la langue de
mon père,
Leïla Sebbar, récit, Julliard,
125 pages
Entre le cri et le silence,
il n’y a de place que pour l’écrit et la parole… Les deux derniers ouvrages de
Leïla Sebbar, comme une grande
partie de son œuvre, s’inscrivent dans cet entre deux.
L’écriture devenue un moyen
de recherche identitaire, tout au long de son récit, elle décline comme un
leitmotiv son regret : « je ne parle pas la langue de mon père ;
mon père ne m’a pas appris la langue de sa mère, des femmes de son
peuple… ». Car entre un père algérien et une mère française, ce
silence sur la terre d’origine et sur un patrimoine inaccessible, ne peut être
comblé qu’aujourd’hui en écrivant en français, en langue maternelle.
L’écriture devenue un moyen
de combler les trous de l’Histoire, les trous de la mémoire, il convient de
débusquer les silences d’une enfance en Algérie pendant la période coloniale,
les insultes lancées en arabe par les garçons que l’on taira au père, le
mutisme du père sur les événements de l’époque sous prétexte que le passé est
révolu…
L’écriture enfin comme moyen
d’expérimenter de manière intime, à travers la figure paternelle, ce mystère de
l’altérité, où deux êtres même proches, restent des étrangers l’un pour
l’autre ; où deux époques, deux pays, deux langues, deux cultures peuvent
rester proches et étrangères à la fois. C’est que L. Sebbar essaie de dire et de redire entre les cris et les
silences de l’Histoire, son histoire personnelle, son histoire familiale.
Mais L. Sebbar sait aussi parler des autres, des
femmes surtout « je connais les
femmes et les saisons de leur vie », affirme-t-elle et elle
sait mêler la réalité et l’imaginaire. Dans Sept filles, elle
raconte l’histoire de sept femmes algériennes qui ont fait face à l’Histoire en
restant debout face à toutes les tentatives d’enfermement.
Entre le silence des
prostituées et les cris de la Maîtresse, où est la liberté de Mériéma, qui fuit
la Maison Close pour se retrouver piégée dans la « chambre
noire » d’un photographe ? Pour « la fille avec des
pataugas » qui a pris le maquis et pour « la fille des
collines » qui courait librement et qui s’est marié à un combattant de
dieu, que choisir entre l’enfermement des familles et des traditions, et
l’enfermement des guerres ? Pour Nadia, « la fille en
prison », la robe de mariée préparée par Aïché et Marinette
servira-t-elle à se libérer ? Quelle identité pour « la fille de
l’arbre » violée par les soldats parce qu’elle se cachait dans un
arbre ? Quelle identité pour les femmes dévoilées de force pour la séance
de photographie obligatoire imposée par l’armée coloniale ? Quelle
identité aujourd’hui pour « la fille au hijeb » surprise par
un photographe dans le métro parisien devant une affiche de baiser
libertin ?
Chacune de ces sept
nouvelles est une tentative pour reconquérir une liberté, pour affirmer une
identité sans rien céder aux cris ni au silence.
in Harfang N° 22
Soldats, Leïla Sebbar, Points Virgule N°76, 96 pages
Entre prologue et épilogue
situés aux Chemin des Dames, ce sont 7 nouvelles reliées par un fil rouge sang,
celui des guerres qui traversent le XXè siècle de Sarajevo à
Sarajevo. Ce sont les soldats de toutes les guerres, que ce soit en
Afghanistan, Algérie, Bosnie, Cambodge, Israël, Palestine ou Tchétchénie… Des
soldats meurtris dans leurs corps et leurs consciences, des fils, des frères,
des maris, des pères… Ce sont les mêmes guerres qui séparent les familles, les
couples, les amis… Ce sont, pour les mères, les épouses, les amantes, les
sœurs, les filles, les mêmes larmes au goût de sel et de sang…
Une fois encore, la nouvelle
est utilisée pour dénoncer l’universalité de la barbarie et aussi sa permanence
médiatique qui en banalise parfois l’horreur. C’est pour ces raisons que la
réédition en format de poche de ce recueil, initialement publié en 1999,
s’impose aujourd’hui.
in Harfang N° 24
Isabelle l’Algérien, Leïla Sebbar, avec des dessins de Sébastien Pignon, Al Manar, 88 pages
Dix nouvelles comme les dix
pièces d’un puzzle pour essayer de reconstituer le portrait d’Isabelle Eberhardt. Dix narrateurs qui portent un
regard différent pour cerner l’identité de cette femme « étrangère »
aux yeux des algériens, étrange aux yeux de tous ! Car chacun s’interroge
sur sa véritable personnalité.
Qui est cet « ange
déguisé en homme » aperçu au café par deux fillettes ? Un
homme ou une femme ? Qui est ce cavalier en burnous blanc qui fume le kif
dans les cafés maures ? Un jeune lettré ou un musulman qui se fait appeler
Si Mahmoud ? Qui est cette jeune femme russe convertie à l’Islam ? La
femme du spahi Slimène Ehnni ou une jeune journaliste ?
Devant cette énigme vivante,
les « on dit » vont bon train : espion ? aventurière ?
prostituée ?; les qualificatifs se succèdent : intelligente,
cultivée, débauchée… ; les appellations se multiplient : Isabelle
l’Algérien ou Si Mahmoud la musulmane ? Ziza ou Madame Ehnni ?
Avec ce recueil
biographique, Leïla Sebbar ne
dresse pas une statue figée pas à la mémoire d’une figure historique, elle
multiplie les facettes de la vie d’Isabelle Eberhart
pour en restituer la richesse et la diversité.
Après Sept filles
(2003) qui racontait l’histoire de 7 femmes algériennes face à l’Histoire,
essayant de rester debout et de résister à l’enfermement, L. Sebbar récidive avec L’habit vert
en faisant le portrait de sept algériennes qui résistent à toutes les
dominations, qu’elles soient domestiques, coloniales ou sexuelles, et à toutes
les servitudes, celles de la vie quotidienne comme celles de l’Histoire.
Le fil vert qui court
à travers ces vies et qui les coud ensemble vient d’une petite machine noire de
marque Singer qui passe d’une main à l’autre, d’une nouvelle à l’autre. Ce
travail des petites mains au service des hommes (père, mari, frère ou fils) et
des maîtres est le premier signe de l’asservissement quotidien quand « les
frères, les fils traitent leur mère comme une servante ».
Cela commence dès l’enfance,
car si les frères vont à l’école, « cela n’est pas pour nous, les
filles » enfermées à la maison… Esclaves domestiques exploitées
jusqu’à un certain âge par la famille, puis par les maîtres et les colons…
Esclaves sexuelles pour les Mamas, devenues mères maquerelles de l’autre côté
de la méditerranée, pour les Frères combattants qui « au nom de Dieu
violent les femmes, les musulmanes qui pourraient être leur mère, leur sœur,
leur fille »… car il faut « avilir une femme pour la
purifier », enfin pour les maîtres colons ou les soldats de l’armée
française qui violent et torturent dans la Villa !
Que reste-t-il pour résister
sinon se taire, tuer ou se tuer ? à moins de rire ou de rêver comme ces
deux jeunes filles, l’une blanche, l’autre noire, employées de la voirie à
Paris, qui rêvent de mettre « des paillettes et des perles, de la
dentelle sur l’habit vert des balayeurs de paris et des balayeuses »
et de transformer grâce à la petite Singer leur uniforme, « vert avec
une chasuble à bande fluo », en une « merveille »
digne des plus célèbres top modèles !
À sa manière,
en drapant les petites beurs et les petites bonnes à tout faire que nous
croisons sans les voir, dans un habit vert qui leur sied finalement très
bien, L. Sebbar a peut-être trouvé
le meilleur moyen de leur rendre la part d’immortalité qui leur revient.
in Harfang N° 28
Métro, Leïla Sebbar, Le Rocher, 144 pages
Loin des
« instantanés » nostalgiques de Philippe Delerm, voici les instantanés saisis dans le métro parisien
par Leïla Sebbar entre 1997 et
2006. Entre deux stations, ce sont des airs de violon, des refrains de chanson,
des bribes de dialogue, au hasard d’intonations créoles, d’accents berbères ou
simplement aveyronnais, au hasard de croisements de langues et de métissage de
cultures quand les traditions du pays d’origine se mêlent aux nouveaux codes
des banlieues.
Ce sont aussi quelques
moments d’intimité volés à la manière de Doisneau,
entre deux jeunes filles, deux femmes, entre deux amoureux, deux amants. Ce
sont des portraits colorés, brossés sur le vif, pour montrer le bonheur et la
gaieté de « la jeune fille à la tortue », ou pour montrer
toute la détresse du pauvre « Pisseur » !
Dans le métro, l’exotisme
est à portée de regard. L’écrivain n’est là que pour enregistrer des signes,
avant d’en laisser l’analyse aux sociologues et autres ethnologues de notre
monde.
Qui fréquente cette nouvelle
Babel souterraine ? Jeunes beurs des banlieues ? petits caïds des
cités ? écrivain public ? SDF ? touristes ? Comment
s’habillent-ils ? voile ou foulard ? keffieh, chèche ou
calotte ? lunettes noires ou casquette ? blouson ou
survêtement ? jean ou cuir ? Écoutent-ils de la musique soufie ou des
chants berbères ? Lisent-ils Germinal, Mrs Dalloway ou Brûlée
vive ? Quelles sont leurs modèles ? Laetitia Casta, Claire Chazal
ou Loanna ?
Ces
soixante-dix « instantanés » sont les nouvelles-photographies ou les
« nouvelles-aquarelles » qui témoignent de la réalité contemporaine
et qu’on lira dans quelques années comme on feuillette aujourd’hui un vieil
album photo ou un carnet de croquis.
Une femme à sa fenêtre, Leïla Sebbar, dessins de Sébastien Pignon, Al Manar, 208 pages
À travers 140 « instantanés » d’une
douzaine de lignes, entre nouvelles et poèmes, l’auteur évoque ces femmes
d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, mères, sœurs, épouses, filles… qui se
prénomment Amina, Aung (Sun Suu Kyi),
Clarisse, Germaine, Isabelle (Eberhart),
Rebiya, Vanessa, Virginia… ou Shéhérazade qui subissent la guerre, la torture,
le viol, la prison, l’exécution, l’exil, le deuil.
Il
suffit d’ouvrir ce recueil comme il suffit d’ouvrir sa fenêtre avec Leïla Sebbar sur cette violence généralisée
pour constater qu’il en est ainsi de tout temps et en tout lieu, de
l’Afghanistan à la Tunisie en passant par l’Algérie, la Birmanie, la Chine,
l’Indonésie, le Mali, le Nigéria, la Palestine, le Sénégal, la Somalie ou le
Tibet… Mais aussi en France, à Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille… ou ailleurs à
Alger, Bagdad, Bamako, Gaza, Grozni, Hébron, Istanbul, Kaboul, Oran, Saïgon,
Sarajevo, Tunis…
Ici la liste n’est ni figure de style ni genre
littéraire, c’est une réalité. Et si la liste est infinie, c’est que les
violences n’en finissent pas !
in Harfang N° 38
Seignolle et le fantastique, Editions Hesse, 360 pages, Actes du Colloque de
Cerisy la Salle, 2001
Après avoir connu un succès
populaire avec ses innombrables ouvrages sur les croyances et traditions des
provinces de France, dont les célèbres Évangiles du Diable (Bouquins),
Claude Seignolle -auquel nous
avions consacré quelques pages dans notre numéro 16- est aujourd’hui l’objet de
rééditions (Contes, récits et légendes des pays de France, Omnibus) et
surtout de recherches universitaires. Il n’en faut pour preuves que les travaux
et la bibliographie réalisés il y a quelques années par Marie-Charlotte Delmas ainsi que cette édition de
l’intégralité des communications faites sur son œuvre lors du colloque qui lui
était consacré l’an dernier. Certaines analysent l’apport
ethnographique et son traitement narratif, ce qui renvoie aux premiers travaux
de l’auteur sous la direction d’Arnold Van
Gennep sur les croyances, les contes et légendes des provinces
françaises. D’autres s’attardent sur les éléments biographiques et leur
utilisation à des fins de fiction. Mais ce qui retiendra ici notre attention,
c’est l’examen des rhétoriques narratives, notamment le choix permanent de la
brièveté et de la nouvelle, comme le montre Delphine Gachet. Ce n’est que justice rendue
envers un des meilleurs conteurs fantastiques français du siècle dernier…
paradoxalement plus connu dans les pays anglo-saxons, grâce à un certain
Lawrence Durell qui l’avait
apprécié très tôt à sa juste valeur.
in Harfang N° 20
Biogée,
Michel Serres, Éd. Dialogues / Le
Pommier, 204 pages
Une nouvelle fois, après les Nouvelles du monde
(Flammarion, 1997), Michel Serres
mêle la philosophie, les sciences de la vie et de la terre à des anecdotes
personnelles et même à des légendes et des mythes… C’est pour mieux faire
rentrer des personnages inhabituels, au-delà ou en deçà des humains et des
divinités, puisque l’auteur veut ici donner la parole à la Biogée, c’est-à-dire à tous les acteurs naturels de la vie :
l’eau, la terre, l’air et le feu à travers les montagnes, les fleuves, les
volcans, les océans. Ce qui n’a rien d’étonnant pour celui qui a écrit naguère Le
Contrat naturel (F. Bourin, 1990).
Ce recueil, qui nous donne vraiment des « nouvelles du monde », est
divisé en six séquences : « Mer
et fleuve, Terre et monts, Trois volcans, Vents et météores, Faune et flore,
Rencontres amours » où se succèdent narration, réflexion et
connaissances, où le récit de tel fait contemporain, personnel ou historique,
trouve un écho dans tel ou tel mythe qui lui assure une dimension intemporelle
et universelle.
Comment des marins se sauvent-ils d’une tempête en
Crète, se souvenant peut-être des marins d’Ulysse racontés par Homère ? Comment des mariniers de
Garonne font-ils face aux crues ? Comment les montagnards se tirent-ils de
crevasses mortelles ? Comment les hommes peuvent-ils prévoir la puissance
de feu des volcans et des guerres… ce qui n’est pas sans nous rappeler l’Etna,
la Sicile, Empédocle et Archimède ?
Montrant ainsi que les moindres faits divers, les
anecdotes les plus insignifiantes rejoignent les mythes pour tisser la grande
Histoire des hommes et de la nature à travers interactions et enchevêtrements.
Laissant aux hommes, entre autres philosophes et écrivains, le soin de dénouer
tous ces nœuds.
Car n’est-ce pas là justement le travail de tout
philosophe et de tout écrivain que de raconter des histoires en trouvant les
mots, les mots justes qui permettent de poser les problèmes, de les peser et de
les penser… afin de mieux les
résoudre ?
in Harfang N° 38
Les moelleuses au chocolat, Silene, Éditions du Jasmin, 86 pages
Six nouvelles dans un petit écrin brun chocolat sur fond blanc crémeux… comme un cadeau gourmand pour les gourmets de chocolat… et de récits délicieusement érotiques ! Ou plutôt six contes où le chocolat est l’ingrédient essentiel, parfois magique qui permet à un homme et une femme de craquer l’un pour l’autre, à deux corps de fondre l’un dans l’autre. Ainsi Sacha, que personne ne remarquait, sera littéralement dévorée par tous les hommes du quartier lorsqu’elle ouvrira sa boutique de chocolat en proposant ses « tétons de Vénus, lunes moelleuses et autres lèvres de déesse ». Et sur le même mode, avec quelques recettes différentes, toujours grâce au chocolat, Florian trouvera sa Juliette ; Inès trouvera son Joshua ; Ève, la femme-chocolat trouvera son Pygmalion avec Adam ; Mahaut la veuve, trouvera son Gautier ; la vieille Adèle découvrira l’amour dans les bras de son voisin boulanger…
En fait, six contes où le lecteur peut apprécier le chocolat dans tous ses états… et qui après y avoir goûté ne sait s’il le préfère « mousseux, craquant, croustillant, crémeux, moelleux, fondant » en avouant qu’il aimerait « goûter les six en même temps » (p. 59).
On en redemande !
in Harfang N°44
Les moelleuses au chocolat, Silene, Éditions du Jasmin, 86 pages
Six nouvelles dans un petit écrin brun chocolat sur fond blanc crémeux… comme un cadeau gourmand pour les gourmets de chocolat… et de récits délicieusement érotiques ! Ou plutôt six contes où le chocolat est l’ingrédient essentiel, parfois magique qui permet à un homme et une femme de craquer l’un pour l’autre, à deux corps de fondre l’un dans l’autre. Ainsi Sacha, que personne ne remarquait, sera littéralement dévorée par tous les hommes du quartier lorsqu’elle ouvrira sa boutique de chocolat en proposant ses « tétons de Vénus, lunes moelleuses et autres lèvres de déesse ». Et sur le même mode, avec quelques recettes différentes, toujours grâce au chocolat, Florian trouvera sa Juliette ; Inès trouvera son Joshua ; Ève, la femme-chocolat trouvera son Pygmalion avec Adam ; Mahaut la veuve, trouvera son Gautier ; la vieille Adèle découvrira l’amour dans les bras de son voisin boulanger…
En fait, six contes où le lecteur peut apprécier le chocolat dans tous ses états… et qui après y avoir goûté ne sait s’il le préfère « mousseux, craquant, croustillant, crémeux, moelleux, fondant » en avouant qu’il aimerait « goûter les six en même temps » (p. 59).
On en redemande !
À conserver au frais, Isabelle Sojfer,
Les Petits matins, 160 pages
N’est-ce
pas dans les vieux contes que l’on fait les meilleures nouvelles ? Forte
de cette bonne vieille recette, Isabelle Sojfer
retourne les contes comme on retourne une chaussette. Commençant où les
autres finissent : « Ils se marièrent et eurent beaucoup
d’enfants. Ils habitaient la prison rose à la sortie de Janville. ».
Délaissant les temps merveilleux et les « Il était une fois… »
pour une réalité contemporaine plus prosaïque : ainsi « Une fois
dans sa vie, Cendrillon a vingt ans », elle dort dans une chambre de
bonne et se fait piquer son Prince Charmant par sa demi-sœur et ce n’est
qu’après maintes péripéties qu’elle rencontre l’âme sœur à quarante huit
ans : « Ils se marient et sont très heureux les six premières
semaines ».Même ton pour Les nains qui « habitent un
pavillon mal chauffé, à dix minutes de la gare RER d’Argençon-sur-Marne. Malgré
le manque de place, ils hébergent BN depuis trois mois. La Gaule n’a même pas
essayé de la sauter »… et pour cause, Blanche-Neige est la pire des
emmerdeuses ! Et enfin comment ne pas dire avec l’une des quatre enfants
de l’ogre-traiteur : « Je suis née à Rebourg » et que
tout va à l’envers quand le père finira par tuer par erreur le fils prodige
avant de se résoudre à le manger : « Tout le mérite en revient à
mon fils, : l’essentiel dans le pâté, c’est la matière
première » !
Isabelle
Sojfer raconte les petites
tragédies quotidiennes qui font parfois les gros titres des faits divers, en
pages intérieures des journaux de province. Elle a le mérite de grossir un peu
le trait pour que l’on n’oublie pas toutes ces nouvelles fraîches qui
sont à conserver à l’envers de nos bons vieux contes !
in Harfang N° 28
Cent quinze romans-fleuves, Isabelle Sojfer, Les Petits matins, 128 pages
Après À conserver au
frais paru en 2006 (recueil que nous avions apprécié, cf. Harfang
N°28), Isabelle Sojfer récidive
avec Cent quinze romans-fleuves. Et puisque la recette du
détournement de contes et des petits drames de la vie quotidienne et affective
lui réussit en offrant une infinité de combinaisons pourquoi se priver des
ingrédients les plus simples : anachronisme, cruauté, dérision, humour,
inversion, ironie …etc.
Le ton est toujours le même,
mais la seule différence réside dans la taille, car les 115 romans-fleuves
(histoire de ne pas dire « histoires-jivaro » ou « microfictions »)
ne dépassent jamais les 10 lignes ! Cette réduction a pour conséquence
d’accentuer les effets, d’en concentrer la force et d’en faire une sauce épicée
à déguster avec modération…
Ainsi « Le loup se
fait attendre, la petite Chaperonne rouge bat de la semelle au pied du chêne.
Elle a distribué tous ses tracts. Elle est encore pleine d’illusions. Elle ne
sait pas que le loup se fout de la Révolution. Quand elle découvre qu’il couche
avec sa grand-mère, elle se jette sur lui pour le poignarder mais le chasseur
les sépare, il prend le parti du loup. La Petite Chaperonne rouge entame une
psychanalyse » (p. 83).
Conseils au lecteur :
lire avec modération en respectant la posologie suivante : 2 ou 3 romans-fleuves
le matin à jeun et 1 seul le soir au coucher. Au bout d’un mois, si les effets
bénéfiques ne se faisaient pas sentir, renouveler la cure sans dépasser la dose
prescrite jusqu’à disparition complète des troubles du comportement.
in Harfang N° 31
Le
Miramar, Viviane Sontag, La
Bartavelle, 48 pages
Après L’eau qui rit, Viviane Sontag nous entraîne, avec cette
nouvelle d’une quarantaine de pages, à la suite d’une bande d’enfants à la
découverte de l’hôtel Miramar. Situé en bordure de mer, cet hôtel n’est que le
labyrinthe métaphorique des souvenirs d’enfance, que le palais des glaces où
chaque miroir renvoie à l’Histoire en ces temps de Seconde Guerre Mondiale…
Poétique, ce récit glisse du monde réel vers un autre monde tout proche, celui
de l’enfance et celui de l’Histoire. Comme un miroir de la mémoire individuelle
et de la mémoire collective.
Dix nouvelles qui montrent les réalités du monde de
l’entreprise… qui essayent de dévoiler ce qui se cache derrière les relations
de travail… Monde impitoyable où chacun se protège comme il peut : les
femmes se transformant en « tortues
aux carapaces épaisses et les hommes en crocodiles au cuir inattaquable ».
Si le sujet est dans l’air du temps*, l’originalité de
ce premier recueil de S. Stern
réside dans les procédés d’écriture employés : oppositions, variations des
points de vue, champs-contrechamps qui permettent de montrer l’envers du décor,
failles, fêlures ou crises.
Recueil à lire
d’urgence : éventuellement prendre un jour de RTT !
*Rappelons le roman
d’E. Filhol La centrale (POL, 2010),
naguère le recueil de C. Gansel Les
œufs (Buchet-Chastel, 2000) et récemment celui de C. Ost Un dé en acajou et autres nouvelles
économiques (Quadrature, 2011) in Harfang
N° 38
in Harfang N° 38
Post-scriptum
au chien noir, Jean-Claude Tardif, Le Temps qu’il fait, 120 pages
Comme une suite à La Nada (2009), ce recueil raconte
les petites histoires de la Guerre d’Espagne à travers les souvenirs d’Antonio,
le grand père républicain exilé en Bretagne, et le regard de son petit-fils.
Composé de huit nouvelles dont les titres sont les prénoms des témoins rencontrés
au fil des années d’après-guerre : Antonio qui
répète qu’il n’a plus « le goût des
larmes » (nouvelle publiée dans Harfang N° 39) ; Barto ; Manuel le
cantonnier qui affirme que « la mort
garde toujours les yeux ouverts » ; Dolorès qui a connu le camp de Brens ; Marisol qui a rencontré F. Garcia
Lorca à Grenade ; Lucas
devenu avocat à la suite du putsch des Cortès en février 1981 et gravement
blessé lors de l’attentat de la gare d’Atocha à Madrid en Mars 2004 ; Luis ; Don Miguel Jaime, manchot dont le bras absent lui fait toujours mal
et qui reste symboliquement « la
mémoire de tous ceux qui sont tombés » (p. 112).
Les petites histoires que racontent les ami(e)s, mais
qu’Antonio souhaiterait le plus souvent taire à son petit-fils, sont l’occasion
d’une réflexion sur l’Histoire, en tant que récit nécessaire sur les événements
eux-mêmes. Barto le dit à Antonio : « tu
devras lui raconter », il faudra trouver les mots « pour s’en débarrasser » sinon « ils t’étoufferont » ! Et Don Miguel Jaime lui
explique que « l’Histoire ne fait
pas les gens mauvais. Ce sont les hommes qui rendent l’Histoire mauvaise ».
Livrée par bribes, par lambeaux, par petites histoires
et anecdotes, l’Histoire a bien besoin d’être racontée par les générations
précédentes aux nouvelles générations. Nécessité d’autant plus grande que, dans
le cas de l’Espagne, la plupart des acteurs ont souvent brillé par leur silence
avant de mourir.
La nouvelle est un format qui se prête bien à cette
entreprise. Surtout lorsqu’elle est servie par une langue poétique et par le
choix fait par l’auteur de restituer « ce
qui s’est passé » à travers le regard d’un enfant.
La valeur d’un tel recueil va donc bien
au-delà de la littérature de témoignage. D’ailleurs d’autres avant J.-C. Tardif avaient fait le même choix pour
parler de la Guerre d’Espagne, ne citons pour mémoire que les plus
récents : M. Déambrosis avec La
promenade des délices en 2004 et S. Pey
avec Trésors
de la Guerre d’Espagne en 2011.
in Harfang N° 43
Certaines nouvelles sont de
l’ordre de l’urgence et dans certaines situations sont aussi nécessaires et
vitales qu’un cri ! C’est le cas des quinze nouvelles où Darius Tavassoli (né à Téhéran de parents
kurdes) veut crier « les horreurs existantes et les mensonges inventés,
les drames vécus et les comédies jouées, les certitudes amères et les rêves
incertains » qui constituent le « recueil des nouvelles du
nouveau monde ».
Dans une nouvelle exemplaire
située à Sangate, il croise « le Soudanais, le Peulh, le Tamoul, le
Tutsi, l’Arménien, le Kosovar, le Tchétchène, le Rom…qui reprennent tous le
refrain de cette chanson macabre composée par l’ignorance… ». Il veut
que chacun sache que « des hommes en armes obligent un père à violer
ses trois filles pour qu’ensuite le cadet les achève à coup de hache » ;
qu’ il est « possible de voir une femme pendue au milieu d’une foule
hystérique » ; que « des hommes peuvent jouer au ballon
avec les têtes de nouveau-nés devant les parents pour finir un match de foot
avec le score de 6 à 2 ! ».
En quatrième de
couverture, l’éditeur J.-M. Platier conclut :
« La fiction est toujours en deçà de la réalité. Il était temps de le
rappeler… ! »
in Harfang N° 31
Une certaine joie, John Taylor,
Tarabuste, 184 pages, traduit de l’anglais (USA) par Françoise Daviet
Dans ces petites divagations en prose d’une à deux
pages maximum (dont certaines ont été publiées dans Harfang N°22 et 30), il
s’agit avant tout de voir, d’écouter, de sentir… Il s’agit aussi de décrire
avec précision certains détails d’urbanisme et d’architecture, certaines
banalités de la vie quotidienne qui pourraient sembler dignes d’un
collectionneur de cartes postales… mais l’histoire et la géographie des lieux
renvoient à une géographie plus intérieure, proche de l’introspection
autobiographique, où tel détail présent à Angers dans les années 90 fait écho à
l’enfance de l’auteur à Des Moines (USA) dans les années 50 ! En cela,
plus proche de Gracq et de La forme d’une ville que d’un petit
guide touristique ou d’un essai sociologique sur une ville de province.
Cette rêverie du promeneur en quête de soi suit, entre
volonté et fantaisie, « les contours
de quelque topologie invisible » (p. 139). En quête aussi d’un
étonnement poétique et philosophique où la perception des « choses vues » va jusqu’à provoquer une sorte de « douce torpeur » proche des « états de méditation parfois atteints
par ceux qui s’initient aux religions orientales » (p. 119). En quête
de tout ce qui intrigue et peut « réserver
de la surprise » (p. 69) : une glycine en fleurs, un filet d’eau
qui dessine un éventail, une vitrine qui ressemble à une nature morte, un nom
curieux de magasin « Toutenkado »…
Tout est cadeau de l’instant, tout est occasion d’une certaine joie (p.
135) à ressentir et à faire partager.
Harfang N° 35
S’abandonner à vivre, Sylvain Tesson, Gallimard, 224 p.
De nombreux lecteurs, français entre autres, jugent
une nouvelle à sa chute. En découvrant les 19 nouvelles de ce recueil, ils ne
seront pas déçus. Car S. Tesson
raconte la chute bien réelle de l’amant qui tombe d’une « gouttière » pour échapper au retour inopiné d’un mari
médecin qui « tombe » juste pour diagnostiquer une fracture du talon,
« la fracture des amoureux ».
Mais il joue aussi sur l’absence d’une véritable chute pour ces deux employés
qui décident de rester coincés dans « le
téléphérique » un soir de Noël pour échapper au traditionnel réveillon
qu’ils espèrent bien passer suspendus dans le vide… jusqu’à ce que les
secouristes viennent les « sauver » ! Il sacrifie aussi à la
dérision avec Jack, spécialiste de l’escalade qui pare à toute éventualité pour
éviter les chutes, qui part à l’assaut d’une « aiguille invaincue »
dans le massif du Hoggar mais qui en arrivant au sommet découvre « les pitons » d’une
expédition qui l’a devancé 25 ans auparavant ! Il atteint même l’autodérision
avec cet écrivain qui pense trouver une idée de nouvelle au cours d’une « promenade », une « fable sur la justice immanente »
avec une chute qui tiendrait « de la
fable morale et de l’éloge de la faiblesse : ce serait écœurant à
souhait » (p. 184). Définition qui résume bien l’esprit de la
vengeance qui n’a rien d’immanente du « snipper »
ou encore du règlement de compte entre deux petits chefs du village de Borodino
dans le cadre d’une reconstitution de « la
bataille » napoléonienne.
On l’a compris, au lieu de s’agiter, ces personnages
auraient mieux fait de rester au lit. La seule morale à en tirer est qu’il
convient de « s’abandonner à
vivre ». Avec une sorte de « fatalisme
qui permettrait de supporter la vie » comme le ressent cette jeune étudiante russe qui éprouve le même « ennui » à se prostituer à
Moscou pour de riches étrangers qu’à voyager et mener une vie de luxe auprès d’un
petit mari français. Sans faire l’éloge du « non-agir » chère à Lao Tseu ou du « supporte et abstiens-toi » d’un stoïcisme bien
maîtrisé, S. Tesson propose la
voie du « pofigisme »
typiquement russe et intraduisible, qui est « résignation
joyeuse, désespérée face à ce qui advient », loin de l’agitation habituelle
de l’homme occidental moderne qui n’est que « signe
de vulgarité » (p. 201) !
in
Harfang N° 44
S’abandonner à vivre, Sylvain Tesson, Gallimard, 224 p.
in
Harfang N° 44
L’un
seul, Olivier Thiebaut , la Loupiote, Tamanoir
N° 7, 160 pages
Des histoires noires souvent empruntées à la réalité,
des histoires qu’on aimeraient lire plus souvent dans ce genre de recueil… et
moins souvent à la une des journaux.
in Harfang
N° 15
Sollicciano, Ingrid Thobois,
Zulma, 224 pages
Dès la première page, on rentre dans Sollicciano, la prison
de Florence où Norma-Jean Vasseur, professeur de philosophie de « plus ou moins 50 ans »,
visite Marco, un ancien élève enfermé à vie pour avoir tué son amie Flora.
Pourquoi Norma revient-elle chaque semaine ? Quelles relations
entretient-elle avec Marco ?
Le lecteur avance à tâtons pour
démêler les nœuds apparemment inextricables des relations complexes et ambigües
que les personnages entretiennent entre eux. Peut-être peut-il s’aider des
propos de Nicolas Bouvier cité en
exergue « dans quels jeux tu
t’égares avec cette soie dévidée dans le noir »… Quel fil doit-il
suivre parmi ceux proposés par les narrateurs qui parlent en leur nom :
Norma-Jean, son mari et Marco ?
D’abord chacun des protagonistes
tisse un rapport différent avec le temps. Marco se demande si l’on peut tuer le
temps en prison avant de constater que « c’est
pourtant tout ce qu’il nous reste ». Norma-Jean commence son cours par
une réflexion sur le temps car « toutes
les préoccupations humaines se rencontrent à l’endroit de ce nœud »…
Elle-même en arrivera à perdre « toute
notion de temps », l’inconscient ignorant autant l’ordre logique que
chronologique et jouant avec la mémoire à travers actes manqués, oublis et
autres pièges.
À défaut de tuer le temps, on peut essayer d’oublier
le passé… de rendre le temps réversible. Marco se demande alors si le pardon ne
permet de « rendre le monde
réversible », de faire que « les
assassins rebroussent chemin, que les morts se relèvent... ». Tandis
que Norma-Jean s’interroge sur les moyens d’effacer viol, avortement puis
enfermement en hôpital psychiatrique subis il y a plus de vingt ans.
Enfin le temps peut-il s’annuler à force de
répétitions ? C’est ce que croit comprendre Norma-Jean en regardant
attentivement la série de portraits qu’Andy Warhol a fait de Marylin Monroe
(prénommée Norma-Jean elle aussi ! ) et qui est accrochée dans sa chambre
« La vie se répétait à l’infini de
déménagement en déménagement, de viol en peur et de peur en fuite »…
et il faudrait ajouter d’enfermement en enfermement : le sien en hôpital
psychiatrique après son avortement, celui de Marco à la suite du meurtre de sa
fiancée Flora et - comble dans l’inversion de la norme et de l’ordre logique - celui que Norma organise pour son
mari (dont on sait qu’avant d’être son mari, il fut psychanalyste) avec la
complicité de sa demi-sœur médecin…
Ordres logique et chronologique semblent également
subvertis au niveau narratif, puisque le livre se déroule à l’inverse d’un
roman policier (on connaît le coupable dès le début) et s’organise plutôt comme
un puzzle à partir des différents récits des narrateurs ou presque comme une
analyse où l’on remonte le temps à travers les pièges de l’inconscient de
chacun d’entre eux…
Ingrid Thobois
sait à merveille mêler et démêler tous ces fils en maintenant une atmosphère
mystérieuse et une tension dramatique jusqu’à la fin. À la dernière page, à sa
sortie de prison 22 ans plus tard, Marco retrouve dans une boîte les objets qui
lui sont rendus : mais les pièces de monnaie n’ont plus cours !
Le temps ancien est passé. Le monde et les temps changent, ils ne sont
pas réversibles !
Après ces précédents romans, Le Roi d’Afghanistan ne nous a
pas mariés et L’ange anatomique, Ingrid Thobois vient de franchir un pas en
écrivant un livre plus fort, à la narration plus complexe et la beauté plus
troublante.
Dormance,
Jean-Loup Trassard, Gallimard, 324
pages
Depuis
près de quarante ans et à travers une vingtaine de volumes avant ce premier roman, Jean-Loup Trassard arpente un lieu unique :
le canton de sa Mayenne natale où il habite et où il cultive encore quelques
terres. Là, il fouille alternativement deux veines différentes, l’une de
fiction narrative (avec des recueils de proses courtes aux éditions Gallimard),
l’autre d’ethnologie « poétique » selon sa propre appellation (avec
des textes et photographies publiés aux éditions Le temps qu’il fait).
Aujourd’hui,
il a fouillé la terre jusqu’au sol vierge. En effet, il imagine un roman où
évoluent quatre personnages de l’époque néolithique, deux hommes Gaur et Pek,
et deux femmes Muh et Souaou, premiers habitants de ces quelques arpents de
Mayenne chers à l’auteur.
Le titre même, Dormance, est un mot magique pour entrer
en ce lieu : dans le vocabulaire paysan, Dormance désigne pour une graine la capacité de germer derrière un
sommeil apparent. Et l’on voit déjà là le pouvoir de l’écrivain de révéler et
de réveiller la langue qui dort. Dormance
renvoie aussi au mythe platonicien de la réminiscence cité en exergue puisque
pour l’auteur « chercher et
apprendre sont une remémoration ». Souvent le passé dort et nul ne
s’en soucie alors qu’il est là sous nos yeux, qu’il suffit d’observer et d’en
lire les traces. Voilà le travail quotidien que Jean-Loup Trassard s’est imposé pendant plus de
quatre ans. Dans les quelques arpents qui entoure sa maison, il a été sensible
aux « présences » animales, végétales et humaines… qui se manifestent
de manière permanente depuis l’âge néolithique. Il s’agit alors de faire
revivre les premiers habitants de cette contrée : Gaur, Pek, Muh et Souaou
que l’on peut suivre dans leurs activités quotidiennes de chasse, pêche et
cueillette, leurs travaux artisanaux, leurs sentiments, leur langage… Dormance désigne alors les images qu’il
s’agit de réveiller en nous : nous visualisons nos propres origines, nous
apprenons les premiers gestes, les premiers mots, nous ressentons nos premières
émotions, nos premières peurs, nos premières amours… Dormance enfin, c’est ce monde proposé par l’auteur et révélé par
la seule lecture .
L’auteur
déroule alors les images surgies de la terre ou de la mémoire. « Je fouille le temps comme une terre,
loin dans la mémoire, dans ma mémoire » (p. 71). Il les fait défiler
comme sur un écran et les dévoile, les révèle et les développe (au sens
photographique du terme) devant le lecteur. Dans cette opération pour
ressusciter le passé, le faire revivre, le représenter, le narrateur
contemporain qui parle à la première personne en arrive à se confondre avec son
personnage, Gaur… comme si le « dernier des paysans », Jean-Loup Trassard lui-même en tant que dernier
représentant d’une civilisation rurale en voie de disparition, rejoignait le
« premier paysan » de la période néolithique. Chaque matin, il
retrouve sur le terrain la présence de ces figures, il refait les mêmes gestes
qu’eux pour chercher la nourriture, pour travailler la terre, pour modeler les
matériaux, il ressent les mêmes sensations, les mêmes sentiments, il répète les
mêmes mots… et par delà des millénaires, il les retrouve chaque soir pour les
coucher sur le papier.
Ainsi
tout comme l’archéologie se double d’une ethnologie, le « roman
néolithique » se double d’un roman autobiographique. Jean-Loup Trassard n’écrivait-il pas déjà dans L’espace antérieur : « J’ai l’impression d’avoir commencé
par être, petit, une sorte d’homme préhistorique » ?
Œuvre
première, profonde, primordiale qui refait, sur un mode métaphorique,
l’histoire, la genèse d’une écriture, d’un homme, d’une civilisation.
L’écriture du
bocage : sur les chemins de Jean-Loup Trassard
Actes du colloque d’Angers, septembre 1999, Presses de
l’Université d’Angers, 610 pages
Ces Actes du colloque
international consacré à Jean-Loup Trassard
constituent le premier ouvrage critique sur un auteur majeur de la littérature
contemporaine. Une trentaine de communications sont reprises ici :
traitant non seulement de l’attrait de l’auteur pour la nature et la civilisation
rurale, mais aussi de l’écriture où se mêlent les références au patois
mayennais et aux textes classiques grecs et latins ; explorant
l’imaginaire terrien où les mythes de l’antiquité côtoient les traditions
quotidiennes encore présentes dans nos campagnes ; analysant les rapports
entre la poésie, l’ethnologie et la photographie que l’auteur pratique avec le
même bonheur.
Le volume, ponctué
par quelques photographies, se termine par une bibliographie et un entretien
d’une trentaine de pages que l’auteur a accordé à Arlette Bouloumié, qui a dirigé ce travail.
in Harfang N° 18
La composition du jardin, Jean-Loup Trassard,
Texte et photographies de l’auteur, Le temps
qu’il fait, 72 pages
Autour de la maison
d’enfance (en Mayenne où est né J.-L. Trassard),
voici le jardin d’enfance dont l’auteur livre ici le secret de composition. Car
comme dans ses livres précédents, il s’agit de remonter à l’origine, de faire
l’archéologie du lieu, d’en décrypter la genèse derrière ce qu’on voit
aujourd’hui.
Aussitôt le lecteur se
retrouve au XVIIIè siècle entre le paysagiste, l’architecte J.-B.
Ceineray et le propriétaire Nicolas Bichain de Montigny. Il s’agit alors de
composer, autour du manoir, un écrin de verdure pour le faire valoir, « un logis dont les jardins devaient à
l’extérieur relayer l’agrément », comme le montrent les superbes
photographies en noir et blanc où J.-L. Trassard a justement privilégié les
« passages » entre intérieur et extérieur. Face à ce qui existe, le
parti pris est, non pas de se plier au classicisme des lignes symétriques et
des formes géométriques parfaitement alignées, mais « d’en fausser la rigueur par quelque variation qui fait le propos
plus tendre » (p. 17).
Pour cela, la phrase se fait
elle-même dissymétrique, le lexique et la syntaxe des siècles passés achevant
de créer un léger décalage entre aujourd’hui et autrefois.
Avec la cour-terrasse, le
perron d’où l’on descend au jardin fleuri ou « fleuriste », le jardin
d’odeurs où se mêlent mélisse et romarin, puis la charmille, le potager à
l’ouest, la volaillerie au sud-ouest… etc., il s’agit de donner forme et sens à
un espace naturel et un espace bâti de la main de l’homme, il faut « rendre le jardin aussi agréable que
pratique », il faut qu’il devienne un véritable « spectacle » à organiser dans l’espace, avec ses formes,
ses couleurs, mais aussi dans le temps (quand il faut prévoir la pousse et la
taille des arbres).
Finalement, cette
composition du jardin, très française, n’aurait-elle pas quelque chose à voir
avec la création artistique : composition picturale, composition musicale,
composition romanesque ?
in Harfang N° 23
La déménagerie, Jean-Loup Trassard, Gallimard, 320 pages
Difficile de démêler la part
réelle de souvenirs et la part d’imagination qui composent ce roman. Sur un
épisode particulier qui peut s’inscrire dans l’Histoire de la vie rurale sous
l’Occupation se greffent les thèmes personnels chers à l’auteur depuis une
vingtaine d’ouvrages.
En 1941, une famille de
paysans mayennais décide de quitter leur ferme pour une exploitation plus
grande dans le Sarthe à plus de cent kilomètres. Déménager une ferme à cette
époque et dans ce contexte est une aventure pleine d’embûches et de péripéties
qui vont bien au-delà d’un simple transfert du ménage -de l’armouère au
lit-, impliquant selon le mot du grand-père une véritable « déménagerie »
de tous les animaux : vaches en beu, pourciaux, étalons, taureaux…
et aussi de tout le matériel, outils et instruments.
C’est l’occasion pour
l’auteur de compléter l’inventaire qu’il avait déjà dressé « des outils
à main dans une ferme » : de la bersoule à la fagoteuse en
passant par le pile-heudin, la bataigne et la bique !
C’est surtout l’occasion de relever le parler des paysans. Un mot perdu, c’est
aussi une sensation (celle du feu qui « reuyait » sous la
marmite), une croyance (« c’est ti s’ment vrai »), un usage,
une tradition (comme les « retours de charreuyerie ») qui
disparaît. L’outil et la parole : deux manières de définir le paysan dans
un monde rural en partie disparu aujourd’hui…
Au-delà de toute analyse
ethnologique ou sociologique, c’est un authentique travail de mémoire. C’est
aussi un témoignage sur les rapports entre fermiers et propriétaires, sur les
amitiés et jalousies entre cultivateurs, sur leur situation pendant la Guerre,
sur le marché noir, la Résistance, la Libération… que quelques scènes de la vie
quotidienne font revivre.
in Harfang N° 25
Sanzaki, Jean Loup
Trassard, avec 8 photographies de l’auteur, Le
Temps qu’il fait, 88 pages
Loin de ses récits précédents, Jean Loup Trassard propose ici au lecteur une
sorte de « policier rural » sous la forme d’une suite de scènes
cinématographiques. Une sorte de parodie de certains films en noir et blanc des
années 50-60… avec les clichés codifiés par le genre et une certaine dose
d’humour ! Un récit tout en ellipses avec des titres de séquences dignes
du cinéma muet qui rappelleraient les encadrés situant les lieux :Alambic,
Bistrot, Chemin, Étable, Ferme, Garage, Gendarmerie, Grenier… Quant aux
photographies en noir et blanc, elles sont un contrepoint au récit en suggérant
l’objet du délit : les pommiers et les pommes !
Car l’action se situe dans l’Ouest (pas tout à fait
le Far-West), Mayenne ou Basse Normandie où Léandre (prénom venu d’un autre
temps) est agriculteur le jour et passeur de « goutte » la nuit pour
quelques cafetiers et autres gros clients parisiens. Il défie par tous les
moyens (notamment en trafiquant une Citroën noire) les gendarmes qui
patrouillent et cherchent à coincer celui qui circule sans les « acquits
nécessaires à tout transport d’alcool » et qu’ils ont surnommé pour
cette raison « Sanzaki », à défaut de connaître son identité !
Comme souvent chez Jean Loup Trassard, l’originalité réside surtout
dans l’écriture, notamment quand il s’agit de décrire les situations où tous
les sens sont mis en alerte. D’abord par les bruits car « on écoute la
nuit ». Ensuite par les odeurs avec « le parfum de feu de bois
et le relent chaud d’une rinçure de barrique, tanin de chêne et mère de
vinaigre » quand le bouilleur s’active autour de l’alambic…
L’essentiel est aussi dans les silences (peu de dialogues en effet), dans les
ellipses, dans ce qui est dit entre les mots, entre les lignes, c’est-à-dire le
non-dit - l’interdit - qui doit justement échapper à l’oreille et au
regard de la loi !
Cela sent bon l’esprit frondeur des bocages.
Il ne serait pas étonnant que Léandre soit un lointain descendant de Rouget le
Braconnier, autre héros régional et proche voisin en un autre siècle.
in Harfang N° 34
Indécis soit-il, Jean-Louis Ughetto, La
Chambre d’échos, 128 pages
Avec ce cinquième recueil, sous-titré « anicroches »
(« sorte d’arme recourbée au sens
propre, ou petite difficulté qui accroche, obstacle qui arrête ») l’auteur
nous promène en différents lieux de la planète, où des hommes exploitent la
nature comme ils exploitent d’autres hommes et femmes. Ainsi dans une mine d’or
d’Afrique noire où le cyanure servant à laver le minerai s’échappe du bassin de
rétention et s’infiltre dans la nappe phréatique… « ce sont les zébus qui crèvent » ! Simple anicroche ou petit obstacle que rien n’arrête pour l’instant ?
Des hommes, des femmes hésitent entre deux vies
possibles, entre ici et là bas, entre amour et sexe, entre vie et mort. Ainsi
un homme malade fuit Paris où il devait se soigner pour se refugier au Mexique
sur la Playa de los Muertos ! Aussi indécis
soit il, il se retrouve dans ces marges d’ombre auxquelles personne ne
semble échapper !
Dans quelques nouvelles, les personnages essayent,
mais en vain, de se sortir de la nuit, de s’extraire de la boue noire, de fuir
ces camps où il n’y a que « deux
voies : celle des oppresseurs et celle des opprimés ». Ainsi près
d’Aden, quand journalistes et autres bénévoles de l’aide humanitaire arrivent
avec des médicaments… que pourront-ils pour cette femme de 35 ans, mariée de
force à treize ans, mère de seize enfants, dont huit morts, enceinte une
nouvelle fois et proche de la mort, quand le mari sort de sa ceinture son jambiah, poignard courbe ? Simple anicroche dans la vie d’une femme ? Anicroche parmi d’autres que proposent ces onze nouvelles noires et
cruelles, qui nous parlent avec humeur et humour d’un monde qui est le nôtre.
Court, noir, sans sucre, Emmanuelle Urien,
Quadrature, 120 pages
La
réédition d’un recueil de nouvelles est aujourd’hui un fait si rare qu’il
convient de le signaler. Publié par L’Être minuscule en 2005, ce recueil d’E. Urien (Prix de la Nouvelle du Scribe en
2006) était devenu introuvable. Bravo donc aux éditions Quadrature, qui avait
publié en 2006 Toute humanité à part, pour cette deuxième édition
revue et augmentée d’un bonus de deux nouvelles.
Pour
E. Urien, la nouvelle est toujours
courte, noire, sans aucun édulcorant… Elle agit sur le lecteur comme un
alcool fort qu’il faut donc déguster à petites doses. Menant le lecteur vers la chute (ou la mort, c’est
tout comme) avec humour et cruauté… et avec un maximum de surprises !
Éliminant systématiquement tous les clichés dans les situations ou dans le
style.
Présente
dans ce numéro (et dans le HS N°8 avec une nouvelle intitulée « Présence
d’esprits »), E. Urien
n’adresse-telle pas un clin d’œil (volontaire ?) à nos fidèles lecteurs et
à notre chouette fétiche dont elle semble faire l’éloge (p. 71) en parlant
d’une certaine Madame Mallet « plutôt du genre hulotte, terne et
misérable » qui « n’aura jamais la douceur majestueuse et
glacée du harfang » ?
Eh oui, il s’agit de bien définir le genre, pour les nouvelles comme
pour les chouettes… et ne pas confondre hulotte et harfang !
in Harfang N° 36
Le bruit de la gifle, Emmanuelle Urien,
Quadrature, 104 pages
E. Urien appartient
à la catégorie de ces nouvellistes dont on attend toujours le prochain recueil
avec impatience… Il en est ainsi depuis ses débuts, ses succès dans les
concours et les Prix (dont Harfang en 2003, lire HS N° 8 &
11, N° 36) et ses recueils précédents
dont les titres révèlent sa conception de la nouvelle et du recueil : Court,
noir, sans sucre (2005), Toute humanité mise à part (2006), La
collecte de monstres (2007), Tous nos petits morceaux (2011)… Le
dernier titre n’échappe pas à la règle, puisque Le bruit de la gifle est
ici suivi d’un silence assourdissant, tout à fait comparable au « bruit de
la chute » (dont E. Urien est
une spécialiste) qui laisse le lecteur sans voix et qui continue à tarauder
l’esprit longtemps après avoir tourné la dernière page. Dans la nouvelle qui
donne son titre au recueil, un libraire qui accepte d’abord qu’une petite fille
vienne feuilleter les livres dans sa
boutique, la gifle violemment le jour où elle en déchire un : elle
disparait alors sans un bruit, laissant au libraire son remords.
Le plus souvent, les personnages sont englués dans une
routine quotidienne jusqu’à l’irruption d’un événement qui modifie leur
comportement qui ne s’expliquera finalement qu’après force suspenses, implicites,
non-dits… Ainsi pourquoi Armand revient-il chaque année manger son « pain, beurre, chocolat » sur
la plage du Touquet après avoir perdu ses parents, puis ses parents
adoptifs ? Pourquoi cette femme, profitant d’un héritage à régler,
laisse-t-elle tout derrière elle, un mari, des enfants et une vie tranquille de
mère de famille… avant pourtant de retomber dans « la mécanique de l’attente » ? Et enfin comment ne pas partager l’empathie de cet
homme qui accueille des SDF au SAMU social et qui reconnait soudain son père en
regardant ses mains amputées de huit doigts : un doigt pour chaque
correction que ce père lui avait infligée dans son enfance !
Tout l’art d’E. Urien est de savoir mêler la cruauté, l’humour et la tendresse en montrant les failles et les hésitations qui restent tapies au plus profond de nous.
Tout l’art d’E. Urien est de savoir mêler la cruauté, l’humour et la tendresse en montrant les failles et les hésitations qui restent tapies au plus profond de nous.
in Harfang N° 44
V
Où
sommes-nous ? Christine
Van Acker, Luce Wilquin, 144 pages
La
plupart des personnages des 25 nouvelles de ce recueil se demandent : « où
sommes-nous ? » Sans doute se sont-ils perdus, sans s’en rendre
compte entre rêve et réalité, entre mort et vie, entre folie et raison… Sans
doute ont-ils perdu la raison… pour mieux se re-trouver, ne serait-ce
qu’un instant…
« Emmène-moi
au ciel ! » implore Ulysse, le
routier « molosse » à la voix de son GPS (Grande Pute Suceuse)… « Cherche
un endroit d’où je peux partir avec la certitude de ne jamais revenir »
demande Margaret… N’est-ce pas ce que trouve Ophélie dans « l’esprit de
la rivière » ? N’est-ce pas ce que trouve le chauffeur de bus qui
oublie de s’arrêter au terminus et qui continue pour les beaux yeux de
Camélia ? N’est-ce pas ce que trouve Édith, la vieille dame fatiguée en
montant sur la moto de Johnny ? N’est-ce pas ce que trouve Elsa, la laide
aussi ridicule qu’extravagante en s’offrant -post-mortem- les services
d’un Prince Charmant ? N’est-ce pas la quête de Muriel qui veut voir la
mer ? Celle de Ferdinand qui apprend à lire en écossant les petits
pois ?...
Dans
chacune de ces rêveries, les personnages, à peine sortis de l’enfance, tous
plus attachants les uns que les autres (dont le prénom sert de titre à chaque
nouvelle), sont-ils passés de « l’autre côté » attirés par la
lumière, eux qui sortaient d’une nuit « qui n’était rien d’autre qu’un
piètre simulacre des adultes » (P. 129).
Hymne
tendre et joyeux à l’imagination, la fantaisie et l’enfance –enfin-
retrouvées !
in Harfang N° 38
La roue du silence, Dominique Vautier,
Quadrature, 108 pages
Douze nouvelles pour « la roue du silence », comme les douze mois de l’année
sur le calendrier ou les douze heures sur le cadran de la pendule. Les
événements passent et se répètent. Il suffirait pourtant d’un mot, d’un signe,
d’un geste pour changer le cours des choses… mais « la roue du silence jamais ne s’arrêtera de tourner »
(p. 85).
Pour certains, il est trop
tard ! Impossible de retourner en arrière ! Patrick laisse son fils
dormir seul pour « 20 minutes à tout
casser », juste le temps de rejoindre un copain pour un casse qui
tourne mal et alors le « cri muet
enfle entre les mâchoires serrées ». Quant à Laure, elle enfile son
jean « bleu indigo » le
jour où elle décide enfin de succomber au charme de Daniel… mais elle « se mord l’intérieur des joues et étouffe
le cri » quand elle le voit dans les bras de sa meilleure amie !
Trop tard enfin pour Émile qui écrit une « dernière
lettre » avant de mourir pour s’expliquer avec son fils… qui la laisse
au fond d’un tiroir.
Pour d’autres, le silence
accumulé pendant des semaines, des mois, des années devient dramatique. Ainsi
Jeanne pense briser le silence avec Antoine, mutique depuis son accident, en
lui apportant une photo. Chaque « dimanche »
elle lui rend visite et lui parle même si souvent elle a « comme un mot sur le bout de la langue qui échappe ». De
même pour Jérôme qui attend son père routier depuis que ce dernier l’a
abandonné avec sa mère sur une aire d’autoroute. Tout comme pour cette
enseignante qui face aux ventres ronds de ses collègues ausculte désespérément
le silence et « le vide du sien »
en se souvenant des paroles de sa mère : « une femme sans enfant, ce n’est pas une vraie femme ».
Enfin il y a le silence subi ou
choisi par certaines
femmes pour fuir la violence du monde environnant. Ainsi Grâce, petite « Princesse », fillette silencieuse,
passe son temps à lire dans sa chambre pour fuir la violence du père et du
frère. Quant à Lili, elle confie son « hibiscus »
à Hélène sa voisine de palier, le temps de venger son fils Malik mort dans un
attentat… Enfin Marie fuit un mari violent en se réfugiant secrètement à « l’hôtel des 2 palmiers » où
elle est accueillie par Djémila, une jeune stagiaire qui fuit aussi un mariage
arrangé contre son gré !
Dans toutes ces nouvelles, D. Vautier a su maîtriser le recours à
l’ellipse et l’implicite pour les rendre plus fortes et plus attachantes.
in Harfang N° 42
La
sieste des hippocampes, Gilles Verdet, Editions du Rocher, 176 pages
Ce recueil a reçu le Prix Prométhée de la Nouvelle
2008… dont on rappelle le jury composé d’une vingtaine de nouvellistes
prestigieux parmi lesquels C. Baroche,
J.-C. Bologne, J. Chancel, G.-O. Chateaureynaud, N. Gursel, A. Kewes…
Pourtant aux dires mêmes de l’auteur, il avait été refusé par une quinzaine
d’éditeurs parisiens ! Faut-il retenir de cette histoire que la qualité
reconnue par les spécialistes n’est pas un critère retenu par les
éditeurs ?
Parions que de nombreux lecteurs se reconnaitront dans
ce choix.
Quant à nous, nul doute : tous les ingrédients
nécessaires pour faire un excellent recueil sont présents.
Quatre nouvelles qui frappent le lecteur comme quatre
coups. Quatre histoires sombres et brèves dans les nuits de Paris. Quatre
récits fragiles où un malin destin trame des drames en loucedé. Sur fond de
Seine avec quelques paumés et noyés de la vie. Sur fond d’Histoire avec
quelques CRS et quelques SDF ! Histoires rapides de vies et de trépas.
Histoires de voir. Histoires d’en rire. De la poésie de hasard, des mauvais
coups du sort, des vilaines chutes, des rebonds, des ricochets de la vie… à
perpète !
J. C. Bologne,
dans la préface, donne un peu le mode d’emploi et insiste avec raison pour que
les lecteurs soient attentifs à quelques détails. D’abord en soulignant
l’importance des quatre saisons (une par nouvelle) et l’omniprésence des
éléments : le vent (dans un des récits) est le vrai coupable du
crime ! Signalant aussi et surtout une langue riche en sonorités, en
allitérations, en assonances, en anaphores… sans oublier le rythme saccadé des
phrases nominales.
Alors, vous avez compris : nous avons un faible
pour les nouvellistes qui parlent aux nouvellistes… de ce qu’ils connaissent le
mieux : les nouvelles, ils y tiennent et nous leur faisons
confiance !
in Harfang N° 34
Six nouvelles, six titres, six prénoms… comme les six faces d’un dé
qu’on jetterait pour déterminer l’ordre de lecture. Ainsi certains
qualifieraient ce recueil de « roman-par-nouvelles » selon la formule
de J.-N. Blanc, où les nouvelles
peuvent être lues indépendamment les unes des autres mais peuvent aussi se lire
comme une suite romanesque.
Six prénoms pour un roman familial : Frank, Fanny, Pauline, Laurence,
Youri, Louis… ou dit autrement : le fils, les filles, les petits enfants
et le patriarche. C’est-à-dire six approches de l’histoire intime d’une famille
sur trois générations. Autant de points de vue et de situations différentes,
avec dits et non dits, petits secrets et mensonges, souvenirs et complicités,
rivalités et malentendus sur fond de crises de couples et crises
d’adolescence ! Enfin le quotidien de toutes les familles où chacun pourra
se reconnaître.
Ce serait là chose banale sans l’habileté de M.-F. Versailles à fournir des analyses
psychologiques fouillées des personnages et sans une composition subtile qui
permet à la dernière nouvelle d’être une sorte de chute tout en faisant
« rebondir » la lecture des précédentes. En effet Louis, au cours
d’un repas de famille organisé par sa fille Laurence pour ses 80 ans, révèle à
tous une part de son « secret » qui vient interroger chacun de ses
enfants et petits enfants et d’une certaine manière l’amène à relire sa propre
histoire à la lumière de cette « révélation » qui, il est
vrai, a aussi jeté « une ombre sur la fête » !
Au final, un recueil plein d’humanité, maîtrisé dans sa forme comme
dans son style, qui montre la complexité des relations au sein du microcosme
que constitue toute famille.
in Harfang N° 37
En
2004, L. Vignat publiait dans
Harfang (N° 24) la nouvelle « Tout s’écoule » intégrée
aujourd’hui dans ce recueil dont il disait alors que « chacun des
textes qui le composent est une possible exploration poético-narrative d’un
fragment choisi par Héraclite ». Cinq ans plus tard, en lisant
l’ensemble, il est difficile de définir ces 9 nouvelles qui ne sont ni
illustration ni explication de texte du philosophe éphésien… même si chacune
d’entre elle reprend dans son titre un des célèbres fragments comme « on
ne peut entrer deux fois dans le même fleuve », « les chercheurs d’or
remuent en creusant beaucoup de terre et trouvent peu », « le temps
est un enfant qui joue en déplaçant les pions »… Faut-il alors prendre
chaque texte comme un fragment, comme un « caillou fermé »
dont l’auteur veut « explorer le mystère sans le révéler »,
comme une sonde, une « carotte » dans l’épaisseur du monde et
de la conscience humaine ? Chaque fragment a-t-il un sens ? N’est-ce
pas là vanité ou relativité de chaque détail de la vie quotidienne qui implique
pourtant la vie entière ? Ainsi, dans « Homère mérite d’être
renvoyé des concours à coups de bâton » un jeune candidat ne se
présente pas devant le jury du concours après avoir lu Les syllogismes de
l’amertume de Cioran ! Dans « Fatigue c’est : peiner
aux mêmes tâches et par elles commencer », le plus important est-il
que la petite Simone (Weil, par
ailleurs traductrice d’Héraclite)
ait travaillé dans une usine ou qu’elle ait écrit un livre sur son
expérience ? Dans « Tout s’écoule », on peut se demander
si le corps de l’homme lui-même peut se réduire à quelques fragments que l’on
pourrait commercialiser...
Pourtant
aucun message, aucune morale dans ces textes qui se plient et se déplient,
s’enroulent et se déroulent à partir du noyau central de chaque fragment.
Alors
si philosopher, c’est d’abord s’interroger, on peut parler ici de nouvelles
philosophiques qui interrogent le lecteur sur les petits faits de la vie
quotidienne, sur la société de consommation, sur les problèmes de notre société
contemporaine.
Il faut lire ce recueil, certes exigeant, mais dont la réalisation est
à la hauteur du projet.
in Harfang N° 36
Ce que L. Vignat a sans doute voulu nous dire, c’est que dans notre monde en constant chamboulement, il n’est donc plus question pour un écrivain de faire le portrait de personnages sous forme de statues pérennes en marbre ou en bronze… Alors la nouvelle est peut-être l’un des meilleurs moyens d’esquisser dans l’urgence d’éphémères « profils de plâtre » qui s’effriteront sûrement aussi rapidement que les décors en stuc du monde environnant.
in Harfang N° 44
Profils
de plâtre, Laurent Vignat, Éditions Mutines, 148 pages
Naguère, L. Vignat
nous avait régalés avec des nouvelles publiées dans Harfang (N° 22 & 24) et avec un excellent recueil intitulé Les
enfants d’Héraclite (D’un Noir Si Bleu, 2009). Aujourd’hui son nouveau
recueil de huit nouvelles propose huit « profils »
comme autant de « miroirs de la société ».Dans cette galerie de
portraits, on croise une SDF en Bretagne ; un député, Mickaël, en mal de
réélection ; Georges, un chef de gouvernement, apparemment stoïque dans
son Falcon au milieu de la crise monétaire mondiale ; Marc, un chirurgien
pressé qui se croit encore jeune à 39 ans ; Bastien, un DRH atypique qui
collectionne les figurines (25637 exactement… dont, celles des employés de son
entreprise !) et dont soudain « le
monde se fissure de toutes parts » (p. 86).
Dans la dernière nouvelle, comme dans un miroir et non
sans une certaine ironie, l’auteur livre son projet littéraire à travers un
agent territorial qui « commence à
se considérer comme un écrivain » après cinq livres publiés et qui se
propose d’écrire un recueil de « huit voix » : « huit personnages déclassés,
dépressifs, démantibulés, désagrégés, dépités, délirants… » (p. 132). Ce que L. Vignat a sans doute voulu nous dire, c’est que dans notre monde en constant chamboulement, il n’est donc plus question pour un écrivain de faire le portrait de personnages sous forme de statues pérennes en marbre ou en bronze… Alors la nouvelle est peut-être l’un des meilleurs moyens d’esquisser dans l’urgence d’éphémères « profils de plâtre » qui s’effriteront sûrement aussi rapidement que les décors en stuc du monde environnant.
in Harfang N° 44
Le paradis pour tous, Catherine Vigourt, Stock, 272 pages
Après deux romans dont La vie de préférence
(Flammarion, 1997) et un recueil de nouvelles remarqué Pense à Tolstoï
(Flammarion, 1996), C. Vigourt
signe avec Le paradis pour tous un livre original, simple et fort.
L’originalité se trouve surtout dans la
composition de ce volume en quatorze chapitres, relativement indépendants les
uns des autres, variant non seulement les narrateurs et les points de vue, mais
aussi les formes puisque le chapitre 4 est une pièce de théâtre en 5
actes ! Même si les personnages et les thèmes assurent une grande
cohérence à l’ensemble, certains chapitres -qui seraient alors des nouvelles à
part entière : genre où excelle C. Vigourt-
pourraient être isolés… ce qui nous montre que le concept de
« roman-par-nouvelles » inventé par J-N. Blanc et repris de manière différente par C. Baroche et J-C. Duchon-Doris est une réalité dans la création littéraire
contemporaine au-delà de la simple appellation et des effets de modes.
La simplicité réside dans la reprise des 7 péchés
capitaux et des 7 vertus (4 cardinales et 3 théologales) qui sont chacun au
cœur d’un des quatorze chapitres. Au fil des rencontres et des ruptures, les
personnages (sur trois générations) se suivent et se croisent… Si pour Madeleine,
la mesure et la tempérance sont
« les deux mamelles de la France », c’est l’orgueil qui la mène dans L’amour
de soi, ou encore le péché de gourmandise
pour les millefeuilles qui reviennent comme un leitmotiv, comme pour nous
rappeler que la vie ou les livres sont aussi des millefeuilles… Et si Mathilde,
la prof, quitte Jean « le
paresseux », c’est pour rejoindre sa sœur de « luxure » Julie, la comédienne, partagée quant à elle
entre Simon et Antoine… Fine analyste des psychologies humaines, héritière de Tolstoï, Proust et Mauriac, C. Vigourt tisse sous nos yeux la grandeur et la décadence des
vies quotidiennes. Mais au centre de la toile, se trouve toujours l’amour.
Amour entre parents et enfants, entre hommes et femmes, amour aussi entre femme
et femme, entre ces deux « filles de
luxure » que sont Julie et Mathilde.
Enfin, ce qui en fait toute la force, c’est qu’elle ne
tombe jamais dans des fins moralisantes. Car elle sait trop que si l’enfer est
pavé de bonnes intentions, le paradis
pour tous est quant à lui pavé de grands vices et de petites vertus :
les vices devenant vertu et … vice-versa !
in Harfang
N° 15
Écrit minimaliste s’il en est, l’annonce immobilière
qui envahit nos journaux est ici l’occasion de raconter ce qui se cache
derrière certaines formules (servant ici de titre à 7 nouvelles) comme « Idéal pour investisseur »,
« Rafraîchissement à prévoir », « Double exposition »,
« Charme de l’ancien », « Vue dégagée », « Cuisine
américaine », « Distribution en étoile » et de développer 7
situations où Mel et Flo, deux jeunes femmes, sont aux prises avec des
problèmes de logement. On commence par l’investissement de deux étudiantes qui
rachètent chambres de bonne, anciens bureaux et lofts pour augmenter leurs
revenus et qui devant la croissance des prix dans l’immobilier en arrivent à
rêver d’acheter un complexe de thalasso en Grèce ! Mais la crise passant
par là, on continue en menant une vie de bohème à deux dans un « 2 pièces » où par manque
d’espace, il faut plus de temps pour terminer ses études et où l’on ne rêve
plus que d’une caravane à Palavas pour vendre quelques crêpes aux
estivants !
En alternance, 7 autres nouvelles déclinent les
péripéties d’une génération en butte aux problèmes de l’immobilier. Problème
central pour les jeunes couples notamment où en raison de l’exigüité des lieux,
on co-habite tant bien que mal, on se croise, on se quitte… Dans « Chacun chez moi », l’espace
manquant cruellement, la vie de couple rétrécit et les seules ouvertures et
rencontres sont les chats sur un
petit écran ! Dans « J’ai
quitté Tom », le projet d’un enfant demeure impossible : où
mettre le couffin ?
S’agit-il d’acheter, d’investir, de louer, encore
faut-il déjouer pièges et arnaques sans oublier les fluctuations d’un marché
aussi imprévisible que les variations météorologiques sur une semaine !
Pour traiter cette thématique rarement abordée en
littérature (sinon dans la littérature égyptienne avec Le passage des miracles
de N. Mahfouz ou L’immeuble
Yacoubian d’Al Aswani), H.
Villovitch n’est pas tombée dans
l’analyse sociologique, ni dans le discours journalistique ; elle alterne
les descriptions réalistes et les caricatures brossées avec humour et ironie…
Devant ces 14 « nouvelles
petites annonces », un seul conseil : « À visiter »… Chacun s’y retrouvera et trouvera
finalement celle qui lui convient.
in Harfang N° 42
W
33 tours, Roger Wallet,
HB éditions, 198 pages
17 nouvelles qui portent toutes des titres de
chansons, signées Barbara, Brassens,
Ferré, Gainsbourg ou Trenet…
et qui parlent de la vie, de l’amour et de la mort, reprenant les thèmes
éternels et universels de toutes les chansons d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et
d’ailleurs…
Mais au-delà des références thématiques chères aux
chansons et à leurs sempiternels refrains qui reviennent comme un leitmotiv,
l’originalité et l’unité de ce recueil réside plutôt dans le cycle toujours
recommencé de l’Histoire, de toutes ces guerres et de ces violences qui
« font trois petits tours et puis s’en vont » ou plutôt « qui
font trente trois tours et puis reviennent »… celles de 39-45, celles
d’Algérie, celles de mai 68, celle du Kosovo…
Même si au delà des cruautés, l’auteur excelle à
évoquer l’enfance, l’adolescence et les premiers émois amoureux, sur les bords
de la Loire ou sur la côte normande.
Ici, la nostalgie est à la fois tendre et cruelle. Et
l’on ne peut que constater que l’Histoire est un vieux 33 tours un peu fou qui
continue de tourner… et qu’en France, la tradition est respectée puisque tout,
le meilleur et le pire, se termine toujours en chansons !
in Harfang N° 19
À la surface de l’été, Laurence Werner
David, Buchet-Chastel, 160 pages
Sous-titré « triptyque
romanesque », faut-il lire cet ouvrage comme une suite de
nouvelles ? comme un « roman-par-nouvelles »
selon l’appellation de J.-N. Blanc ?
ou bien plutôt comme des variations thématiques au sens musical du
terme ?
Certes, les points communs ne manquent pas entre ces
histoires. Ne serait-ce qu’avec la présence de trois pères ou de substituts
symboliques : grand-père, instructeur militaire ou éducateur spécialisé,
donc de rapports de filiation (thématique que L. Werner-David a déjà abordée dans Le Roman Thomas Lilenstein) où par paternalisme ou
protectionnisme, il s’agit de mettre en garde contre « l’homme-animal » ou « l’homme
mauvais ». Chaque histoire brode quelques variations autour des liens
affectifs, psychologiques, sociaux que l’on entretient avec l’autre à travers
perte, rupture et fracture, à travers mort, suicide et départ. Car toujours les
situations passées pèsent sur les rapports présents. Et il s’agit toujours d’un
« lien qui les attache ou les
désunit avec au centre ce fragment absent » (p. 102).
Liens aussi avec l’environnement, la nature -décrite
avec beaucoup de poésie- dans ses variations géographiques autour d’une
montagne présente dans les trois histoires, à la fois bien réelle et aussi
métaphorique, vue comme un défi, un lieu de refuge ou de fuite, mais aussi
comme un milieu hostile à affronter, une limite à franchir…
Derrière ces variations, c’est donc bien autour de ces
fils et de ces liens qui donnent une
grande unité à l’ensemble, que s’organise cette composition musicale très réussie.
in Harfang N° 42
Un auteur, une ville. Une rencontre. Une déclaration
d’amour, ou de haine. Ainsi L’éloge du
Petit Montrouge par le citoyen B. Lalande.
Ainsi Requiem Barcelone par D. Manyach. Ainsi Prague, La ville aux cent clochers célébrée par
J. Bacon. Ainsi Le blizzard à Denver évoqué par J-L. Picherit. Ainsi Venise le lendemain des épousailles par J. Baude. Ainsi Les Trois
Tantes de Trieste par D. Gellini
et La Valette, ma sœur aînée par R. Claver-Xuereb…
Pour ce troisième recueil collectif, Le Jardin d’Essai
nous propose une promenade géographique. Mais ne nous y trompons pas, la
géographie est souvent à l’intérieur des têtes, dans les sensations et les
souvenirs, à l’intérieur des corps. Et il y a même des paysages métaphysiques
dans nos rêves où nous nous promenons chaque nuit.
in Harfang N° 18
Les Algériens au café, Éd. Méditerranée Al Manar,
96 pages
Belle
initiative de Leïla Sebbar de
rassembler huit textes d’écrivains algériens avec des dessins de Sébastien Pignon sur les cafés où les hommes se
rencontrent, d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée : lieux de regards
et de paroles, lieux d’affrontement et de fraternité, lieux codés que le
sociologue analyserait à travers ses rituels, ses boissons, ses jeux et ses
langages…
Azouz Begag évoque « Le temps des dominos » chez Mohamed à Lyon.
Jamel-Eddine Bencheickh s’installe
au « Bistrot des brumes »,
derrière son journal, un verre d’absinthe ou d’anisette à la main, pour passer
en revue les « actualités » algériennes des quarante dernières
années. En buvant le café et en attendant le double-six, Albert Bensoussan
brosse avec nostalgie le portrait de deux figures du café maure : « Le Chibani et la Tachibent », là
où se réunissent « le vieux, le
pauvre, l’oisif et le philosoeuf » ! Dans ses souvenirs
d’enfance, Maïssa Bey retrouvent
aussi ces « cafés morts » où les hommes se donnent rendez-vous… quand les
femmes vont au cimetière ! Pourtant, le café est un lieu de vie, comme le
rappelle Nourredine Saadi dans Au caf é de la Scarpe, le soir, quand il rapporte les
discussions des émigrés : « Je
ne suis plus ici, je ne suis plus de là-bas ». Alors le café, c’est
toujours mieux que le carré musulman dans le cimetière : « quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse,
on est mieux ici qu’en face ! ». Pour Mohamed Kacimi, le café reste le lieu de
rencontre et d’échange, où les émigrés « les
Zmagras de Labachinou » (les émigrés de là-bas chez nous) apportent
les mots nouveaux de la modernité : les sacs Darty, les postes Philips,
les voitures Bigeot… à ceux qui sont
restés au pays et qui rappellent qu’en France « là où on a tout… sauf son père et sa mère » !
Sous la plume
de plusieurs des auteurs déjà présents dans notre numéro 21 (Nouvelles
algériennes) et sous le pinceau de Sébastien Pignon,
c’est une belle galerie que ce recueil qui expose en huit tableaux quelques
réalités passées et présentes des algériens.
in Harfang N° 23
Drôles de plumes, 11 nouvelles de Tintin au pays du Roi des Belges,
Editions Moulinsart, 176
pages, 24 €
Drôles d’aventures pour
Tintin & Cie ! Pour fêter le septante cinquième anniversaire de la
première apparition de Tintin, les très sérieuses éditions Moulinsart (sous
l’égide du roi Albert II en personne) ont confié la plume à 11 écrivains belges
(7 francophones et 4 flamands), chacun devant faire vivre le personnage
mythique dans une aventure se déroulant sur le « tracé royal » qui
traverse Bruxelles !
D’emblée, J.-C. Bologne nous rappelle que le mythe est
plus fort que la fiction, en enquêtant avec Sherlock Holmes sur ces personnages
(yeti compris) qui peuvent sortir d’un livre ou d’un album pour apparaître au
cœur de Bruxelles avant de disparaître… sauf Tintin qu’il a « fallu enfermer au château d’If, sous
la menace permanente d’une gomme » ! Parallèlement, X. Hanotte mène une véritable enquête
« génétique » sur les dessins d’Hergé variant parfois d’une édition à
l’autre : ainsi ce « casque sur
le trottoir » à Haïfa, est-il celui d’un écossais en kilt, soldat de
sa Majesté ou… ? Que les « tintinophiles » se ruent sur les
différentes versions de Tintin au pays de
l’or noir !
D’autres nous montrent un
Tintin toujours présent, comme F. Dannemark
qui révèle le secret de l’éternelle jeunesse du héros dans La porte royale, au détour d’une conversation avec Shirin, « on voyait bien qu’il ne serait jamais
amoureux ! C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas vieilli ! » ou comme R. Vandamme qui montre un Tintin qui trouve sa « voie royale » en se retirant
comme moine dans un monastère tibétain au cœur de l’Himalaya ! Quant à J. Harpman, elle choisit « la mort du héros » lors d’un
attentat commis en plein Bruxelles au cours de la visite de sa Majesté
Symphonique XIV et au moment où Vénérable VII tombe amoureux de la Castafiore…
Enfin, G. Van Istendael évoque la difficulté à gérer
le lourd héritage du personnage, à travers l’histoire cocasse de ce turc qui
ouvre un Döner Kebab à l’enseigne de Tintin
et le Türk au centre de Bruxelles et qu’il devra changer en Tineke et le Türk en choisissant le
prénom de sa femme.
Conclusion : la B. D.
et la nouvelle se portent bien. Quant à Tintin, toujours vivant, il échappe à
ceux qui voudraient le récupérer.
in Harfang N° 24
Le sang des écrivains,
A Contrario, 286 pages
Au
seuil de cette anthologie du fantastique comportant onze auteurs contemporains
réunis par Alain Pozzuoli, ce
dernier s’interroge : « Écrire est-il un acte fantastique ?
L’écrivain est-il un passeur permettant au lecteur d’enjamber la frontière
séparant deux mondes, le réel et l’imaginaire, le vrai et le faux, le visible
et l’invisible, au risque de s’y perdre lui-même ? ».
Robert
de Laroche lui répond que les « deux
univers ne cessent de s’interpénétrer » et qu’entre deux rives,
il éprouve le besoin « de passer d’une rive à l’autre ».
Mais
jusqu’où peut mener la passion de l’écriture ? Telle est la question à
laquelle chacun des auteurs répond à sa façon. Chacun jouant sur l’ambiguïté et
sur le symbole. Ainsi faut-il prendre à la lettre la nouvelle de Mathieu Baumier Le sang des écrivains qui
donne son titre à l’ouvrage et dès lors, faut-il tuer les écrivains et
littéralement boire leur sang ? De même on peut se demander avec Bernard Jurth si Le voleur de seins est
un monomaniaque obsédé par les seins de femmes ou un auteur génial d’un conte
fantastique. Selon Roland Fuentes,
l’écrivain maudit n’est-il pas condamné à jeter l’encre de la pieuvre
pour faire de son lecteur une proie ?
Pour
l’écrivain fantastique, écrire n’est-ce que souffrance, passion funeste :
faut-il écrire « pour cesser d’écrire » comme le préconise
Thierry Acot-Mirande ? Chaque
livre est-il le carnet noir dont parle Didier Rouge-Héron ? Toute littérature n’est-elle que fragments
de rouille humaine (Markus Leicht) ?
amours défuntes (Tony Mark) ?
alchimie des soupirs (Jeanne Faivre
d’Arcier) ?
Pour
clore ce recueil, Daniel Walther,
un maître du genre, nous fait rencontrer le fantôme de Bruno Schulz (1892-1942) et répond en posant
de nouvelles questions autour de la vie et de l’œuvre de cet auteur polonais de
nouvelles fantastiques.
in Harfang N° 25
Mots
pour maux, Gallimard, 304 pages
Ce qui ne peut se dire en
mots s’exprime souvent par un dysfonctionnement physique, comme l’a d’ailleurs
reconnu depuis longtemps la sagesse populaire : les maux sont donc un
langage du corps. Et s’il est un domaine où les maux sont mis en mots et les
mots heureusement mis à mal, c’est bien la littérature. Voilà le thème proposé
aux dix-huit auteurs qui participent à ce recueil, préfacé par Philippe Grimbert…
Maux d’amour,
transformations corporelles, inflammations en tous genres, c’est à un voyage
original que nous invitent les plumes légères, parfois trempées dans le miel,
souvent dans le fiel de Franz Bartelt, d’Anne Bragance, de Georges-O. Châteaureynaud,
de Philippe Claudel, de Vincent Delecroix, de Michèle Fitoussi, de Sylvie Germain, de Marie-Ange Guillaume, de Diane Meur, de Léonora Miano, de Martin Page,
de Grégoire Polet, de Boualem Sansal, de Dominique Sylvain, de Mathieu Terence, de François Vallejo, de Delphine Vigan et de Martin Winckler.
Ouvrage (pas encore remboursé par la Sécurité Sociale)
à prescrire dès les premiers symptômes : stress, douleurs, maux de tête…
in Harfang N° 34
L’instituteur,
Editions Delphine Montalant, 112 pages
Après plusieurs
recueils thématiques : Chez le coiffeur, Le facteur,
D. Montalant a demandé cette année
à sept nouvellistes (S. Bercier, K.
Fougeray, B. Giraud, J.-M. Juan, C. Le Morvan, G. Resplandy, B. Roza)
d’écrire deux nouvelles autour de la figure emblématique de l’instituteur, la
deuxième nouvelle devant répondre à la première, les textes s’emboitant ainsi
comme des poupées russes. Beau compromis qui réjouira les lecteurs avides de
retrouver une unité de thème et d’écriture dans une diversité d’approches.
in Harfang N° 34
Être
père, disent-ils, 160 pages, J’ai Lu, N° 9449
S’il
est courant pour les femmes de parler de la (de leur) maternité, il est plus
rare d’entendre parler les pères de leur paternité. Et pourtant… ils ont aussi
des choses à dire, des mots à partager. C’est ce que font dans ce recueil
collectif, de manière fort différente, O.
Adam, P. Besson, J.-Y. Cendrey, P. Claudel, T. Consigny, P. Delerm, B. Sansal… Inattendus, sincères, vibrants, ces sept
écrivains parlent pour la première fois de l’expérience incomparable de la
paternité.
Ils disent l’émerveillement de la
naissance, la confrontation au mystère, à la maladie, à l’autorité, à la mort,
à la peur. Ils disent aussi leurs tourments, leurs agacements et leur
mélancolie, leur nostalgie parfois, et toujours, ils disent leur amour.
in Harfang N° 38
La
rencontre, Editions Prisma, 118 pages
Autour d’un thème classique et universel : la
rencontre, voici un recueil (présenté dans un écrin raffiné) de huit nouvelles
inédites écrites par six auteurs de renom : E. Abecassis, A.
Desarthe, C. Gallay, M. Halter, C. Läkbey, D. Van Cauwelaert.
Ces textes intimes relatent ces moments où tout
devient possible avec une rencontre qui vient bouleverser le cours du destin...
pour quelques minutes ou pour le restant de la vie. Quoi de commun entre les
rayons d’un supermarché, une plage de nudistes à Oslo ou le banc d’un square
vide le 15 août à Paris ? De l’épouse infidèle à la contribuable vengeresse, du
poilu de 14 à la femme commissaire assassin ? Amoureuse, fortuite,
fantastique, pittoresque, heureuse…. ou malheureuse, la rencontre prend ici
tous les visages.
in Harfang N° 38
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